Le 26 septembre 1903, Anton P. Tchekhov posait la plume, traçant les derniers mots de sa fameuse pièce « La Cerisaie ». Cent vingt ans ? si peu ! On peine à le croire, le sujet et son traitement nous semblent si vieillis ! À nous, Européens du moins ; car je peux vous garantir que les mots de cette pièce résonnent encore très fort dans d’autres pays, en Iran notamment où Tchekhov est parmi les auteurs les plus joués.
Mais il faut croire qu’il s’est passé bien plus de choses en Occident qu’en Orient en cent vingt années. Qu’Anton, mort dans l’année qui suivit, ne comprendrait pas tout à notre monde. Il ne vit pas sa pièce montée bien qu’il l’ait travaillé avec la troupe. Tout comme Kafka qui se trouvait très drôle et éclatait de rire au milieu des lectures de ses nouvelles, Tchekhov avait parlé d’une comédie et cherchait une vieille femme un peu ridicule pour le rôle principal, se ravisant donc par rapport à son texte qui évoque une veuve encore jeune et séduisante.
C’est Konstantin Stanislavski, immense metteur en scène qui fait encore école dans le monde entier, qui la trouva dramatique et en changea la couleur. À raison dans la mesure où la fin du monde ancien n’avait à vrai dire rien de gai.
Rappelons le sujet de la pièce : Ranevskaïa, 35 ans, revient de Paris dans la propriété de son enfance dont elle est unique héritière. Ce bien est vendu aux enchères pour dettes. Le marchand Lopakhine propose un plan de sauvetage : démolir les vieux bâtiments, abattre tous les cerisiers et bâtir des datchas à louer aux vacanciers. Ranevskaïa est horrifiée : sa maison et son jardin sont pleins de souvenirs sentimentaux. Repoussant la décision, les habitants du domaine philosophent, dansent et dépensent leurs derniers sous. Lopakhine emporte finalement le domaine aux enchères et ordonne immédiatement de raser le verger. Les nobles indécis et rêveurs s'en vont, laissant la place à des "hommes d'action".
La ruine est, entre autres raisons, causée par la démission des classes dominantes. Par leur absence d’attachement véritable au pays et à ses habitants. Phénomène récurrent dans l’histoire russe, faisant toute la modernité de la pièce quand 1,2 million de Russes ont fui la guerre de Poutine et rejeté toute responsabilité, toute prise de risque, ne résistant nullement à un pouvoir délirant et aveuglé qui fait courir le pays à l’abime…
Tout occupés par le poids des mots qu’ils échangent dans des dialogues d’une rare saveur en russe, les personnages semblent minimiser la première cause de leur détresse, cette fuite hors d’une Russie trop dure à vivre. Réalité à peine effleurée : cinq ans avant cette affreuse mise aux enchères, Ranevskaïa avait fui le domaine parce que son jeune fils s'y était noyé. À Paris, elle a refait sa vie, elle y aime un homme qui lui envoie des télégrammes tous les jours et la supplie de revenir. Même s’il ne devait pas être vendu et dépecé, Ranevskaïa ne vivrait plus dans son domaine, immense, qu’il faut administrer et entretenir. C’est trop lourd. L’immense Russie pèse aussi trop lourd sur les épaules des nouveaux riches qui ont choisi la Côte d’Azur, l’Espagne, la Géorgie… En 1903, Ranevskaïa va rapatrier le peu d’argent réalisé en France ; celle-ci y fera le meilleur accueil. On voit que la chose n’a rien de nouveau.
Dans La Cerisaie se retrouve le même procédé que dans les chefs-d’oeuvre qui la précèdent : des dialogues qui n’en sont pas, chaque interlocuteur restant muré en soi. D’où les répliques apparemment aléatoires et les réponses irréfléchies qui ont une résonance en décalage. Les motifs qui animent les personnages ne sont pas exprimés - le lecteur est libre de deviner pourquoi les personnages agissent ou n'agissent pas comme ils le font. Ce que Stanislavski va qualifier de "drame" est une tragédie en même temps qu’une comédie. Cela offre un espace d'interprétation presque illimité, comme pour Shakespeare.
Les contemporains de la pièce refusent d’y voir un reflet de la réalité sociale. La désastreuse guerre de 1904 et la révolution de 1905 leur ouvriront les yeux. De même, ils n’y voient pas la Russie mais sa caricature : Ivan Bounine dira qu’aucune cerisaie d’une telle ampleur n’a été vraisemblable : "...Contrairement à ce qu'affirme Tchekhov, il n'y avait aucune cerisaie nulle part en Russie : il n'y avait que des parties de jardins, parfois même très grandes, où poussaient des cerisiers, et nulle part ces parties ne pouvaient être, toujours contrairement à Tchekhov, juste à côté de la maison du seigneur, et il n'y avait et il n'y a rien de merveilleux dans ces cerisiers, pas du tout beaux, comme nous le savons, décharnés, avec un petit feuillage".
Mais le prix Nobel Bounine se trompe lourdement, il a mal lu ou mal écouté : Tchekhov qui vient du sud sait bien que les cerisaies ne sont pas de tradition dans les manoirs russes. Dans la pièce, l’humble Firs raconte que les cerises séchées du domaine étaient envoyées par chariots à Kharkov et à Moscou. Lopakhine se rend régulièrement à Kharkov pour affaires. Varia, la fille adoptive bigote, rêve de pèlerinages aux lieux saints, d'abord à Kiev, puis à Moscou. Le domaine de Ranevskaïa est donc en “Malorossiya“ la Petite Russie appelée désormais Ukraine… au pire dans la région limitrophe de Belgorod, qui faisait alors partie de la Petite Russie.
Avant la guerre, quand l’Ukraine n’en était pas encore au rejet de toute œuvre écrite en langue russe, la Commission historique et toponymique d'Odessa estima que la Cerisaie était basée sur une affaire d’héritage et liquidation qui se termina en 1909 mais dont Tchekhov avait pu suivre les péripéties car le propriétaire était de ses relations. Et ladite Commission de faire poser une plaque commémorative sur les lieux supposés ! Non loin d’Odessa.
Comme son nom l’indique, Tchekhov avait des origines tchèques et se fichait pas mal des querelles nationalistes; il serait effaré du spectacle en cours. Translate into English The Cherry Orchard