Îles

Correspondances et cartes

Absence

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L'hélespontine.

J'avais trouvé un livre d'elle. De Sybille, son prénom. Elle est une fille de… lourdeur du nom.
Le titre de son livre, “Points de suspension”. Des petits textes courts rassemblés en un volume. Où il est question de sa vie ordinaire, comme des instantanées d'une personne dans des situations en apparence banale, pleine d'elle-même face au monde, sensible et silencieuse, en présence discrète, plutôt un regard et une écoute. Elle ne semble pas avoir peur. Elle ne s'évite pas la réalité. Les affects ne la déplacent pas.

Elle disait qu'elle avait souffert de lui, son père. A cause de l'absence qu'il lui a fait subir.
Et ça fait écho à ma propre douleur (je cède au narcissisme du lecteur). Une part de ma souffrance provient sans doute de lui, mon père. De son absence.

Le défaut d'un discours paternel, son silence si particulier qui occupe mon enfance.
J'ai su plus tard qu'il ne savait parler que des autres, ceux, quels qu'ils soient, qui le distrayaient de l'existence. Autant dire qu'il fallait être dans le cercle étroit de la présence physique pour qu'il s'intéressât à quelqu'un. Il ne disait que des riens ou presque. Les conversations tenaient des racontars de voisinage ou de l'évocation vague de souvenirs qu'il avait en commun avec l'interlocuteur et qui n'avaient d'intérêt que pour eux. Je crois qu'il prenait ça pour de l'amitié, ces présences, pourvu qu'elles soient répétées
assez de fois pour faire trace en lui. C'était un accident s'il lâchait quelque information qui fasse écho.

D'où une certaine réserve en ce qui nous concerne. Nous avions si peu en commun. Il ne pouvait rien dire de nos premières années. Il aurait été gêné si je lui avais demandé d'en parler. Ainsi n'a-t-il rien expliqué de son départ, ni pourquoi il n'avait pas fait le moindre signe. Il faisait douter qu'il eût le moindre attachement. Au fond, cette séparation l'avait soulagé. Comme il avait fait peu de cas de ses enfants, il ne se sentait aucune responsabilité. C'était une forme d'abandon qu'il avait assumé de loin.
Mon père n'est pas une figure. Je ne peux qu'en faire un portrait en creux. Il ne tient que par ses manques. Sa vie est si fade, si vide. Et ce vide m'est une forme de malédiction. J'ai peur à mon tour de sombrer dans ce rien. De laisser filer les jours comme lui, sans rien faire, jusqu'à la fin, transparent.

 L'absence pour moi ne disait pas son nom. Elle s'exprimait par une carence anonyme, non par une jalousie, non par un éloignement. Était-ce un manque de reconnaissance, une identification incomplète à jamais impossible ? J'ai probablement un idéal paternel entièrement fabriqué. Malheureusement pour moi, il tient du panthéon héroïque. Les figures sont trop parfaites. Elles sont de ce fait in-atteignables.
Et cet artifice ne peut convenir vraiment. Il n'y a pas de sentiments, ni de réciprocité. Il n'y a pas d'opposition ni d'atermoiements. Il n'y a que des injonctions impossibles à réaliser.
Être écrivain ou rien. Ne suis-je pas dans le fantasme ? Oui, qu'il me faut défaire. L'image de moi, écrivain, une posture, ne serait que l'avatar issu de mon imagination. Je peine à me construire un rôle, à habiter le costume d'un postiche. Je n'ai guère le temps de me figurer dans des pseudonymes. Je suis condamné à me révéler tel qu'en moi-même. Je ne sais pas si j'ai du talent, si j'ai assez de puissance pour créer. Comment fait-on pour se révéler quand on se hait autant ?

Sybille annonce, à la fin, qu'elle n'écrira plus, qu'elle renonce. Et cette renonciation possible de l'écriture m'obsède. Quand je suis au-delà du doute, que la haine de moi me submerge, brûle en moi et anéantit tout possible, je suis près du renoncement. Cela serait si facile, je n'ai rien à laisser, aucun texte. Il suffit de tomber la tension. Cesser de désirer d'être. Si ce n'était le risque de ne plus vivre vraiment. Il est peut-être un moment où les désirs cessent. Et malgré le vide, on continue de vivre. Ce serait une autre forme de la souffrance. Et comment pourrais-je continuer à lire si je n'écris plus ?

Une économie interne me consume. L'énergie disparaît. Je suis contraint au rien-faire. L'angoisse n'est pas là. Une pesanteur de l'esprit, un abandon de l'intelligence appauvrissent la conscience.
Je n'ai même pas la force d'avoir peur. Les jours passent dans l'attente que se lève cette apathie. J'accumule le désir d'affronter la matière des mots. Je retarde ce moment comme s'il fallait atteindre une certaine intensité de désir afin que faire soit possible. Vaincre enfin la paresse et l'horreur de soi.
Je regrette de perdre ces jours. Je n'ai pas la force de me rebeller. Je ne ressens pas assez le sentiment de l'urgence.
Depuis, j'ai perdu cette envie de figure sur une stèle
grotesque é c r i v a i n. Un soulagement. Je peux continuer d'écrire.

Il lisait debout.

- Posté en Du côté de par

J'avais rendez-vous avec lui. J'étais en avance d'une demi-heure quand je l'ai vu sur le balcon. Il lisait debout. Ses lunettes aux verres un peu fumés allaient du livre appuyé sur la rambarde vers le ciel de mai. Et il souriait de ce bonheur de lire, pour lui-même. Sur le moment, j'étais ravi. Puis j'ai pris peur qu'il me découvre. Je me vexais de cette bouffée de gène. Vite, j'obliquais dans une petite rue, décidé à marcher pendant toutes les minutes jusqu'à l'heure de la rencontre. Je savais quel livre il lisait à cause d'un rêve. Je le lui avait raconté. Il me parlait en italien, je peinais à répondre dans cette langue que je connaissais mal. C'était tout le rêve, des mots dont, au réveil, j'avais perdu le sens. Il a paru tellement surpris. Il me révélait sa passion pour l'Italie. Depuis toujours, il y séjournait un ou deux mois chaque année. C'était comme une affinité, lui l'italianiste avec le descendant d'aïeux immigrant, indicible, tenant d'une mentalité archaïque qui me restait encore et qu'il aurait acquis à force de familiarité avec la culture.

Il lisait donc une histoire qui se passe dans un pays où le ciel curieusement se pare des mêmes couleurs de printemps que celui de Paris. Nuance perse tendue et limpide comme l'eau d'un lac qui s'expose. De ce pays, on voit d'abord les montagnes. Si l'on vient du sud par la route côtière, elles surgissent aux confins bien avant de parvenir. On se fait alors la promesse d'un feu suspendu au milieu de la pièce chaude qui conjurera leurs froideurs. Par le Nord, on les traverse et, par un je ne sais quoi de folie de la nature, les arbres qui se tordent, les buissons qui durcissent d'épines, un éclat de soleil qui percute les rocailles, on sait qu'on y est. Et le paysage s'abaisse en collines jusqu'à découvrir la plaine qui s'incline en pente hyperbolique jusqu'à la mer. Des montagnes, une plaine qui paresse dans une semi-verdure. L'entaille est là, qui surprend le voyageur. C'est le parcours d'un fleuve qui déchire la terre, s'encombre de caillasses, déverse des eaux rapides jusqu'à la côte qu'il écartèle. Des montagnes, une plaine, l'entaille. Des montagnes au nord, la plaine, au sud la mer, l'entaille au milieu de la plaine qui fait une intime césure. La dualité hante toutes les histoires qu'on raconte de chaque bord du fleuve hirsute et capricieux.

Il lisait debout au travers de ses lunettes sombres que ce pays possède sa propre parole. Un langage né ici, qui se parle encore, qui se pense de moins en moins. Il s'émerveille, en levant les yeux vers le ciel de mai, des variations subtiles des intonations, de la richesse des expressions idiomatiques, de la couleur des jurons, de toutes ces paroles qui trahissent l'interlocuteur. Car de ses tournures de phrases, on sait de quel village, de quel rive du fleuve il provient. Ici, la liberté est une affaire de mots. Pour s'affranchir, il faut apprendre une autre langue, oublier le sabir maternel. Jargon d'église ou de justice, idiome savant, n'importe. Il faut dire autrement.

Il lisait debout sur le balcon que la terre de ce pays est belle et rousse. Elle fleurit tout au début du printemps et garde assez de verdure le reste de l'année. Parfois, elle se prend de tourments. Elle tremble si fort que l'entaille qui la fend prend des détours. Des poutres brisées, des tas de pierres, des volutes de poussière, des pleurs, des imprécations. Tout est désordre. Elle a bougé si fort. Le monde est à refaire. On recommence depuis le début avec la peur. Reconstruire et les routes et les ponts et toutes les maisons. Ainsi, le pays est toujours neuf.
Le passé est juste d'hier. On l'a enfoui avec les morts dans les cimetières dévastés. Bien des dates sur les tombes sont le seul témoignage des secousses mortelles du paysage. Qu'y avait-il avant ? On ne sait pas très bien. On n'ose pas dire, par superstition, qu'un malheur si épouvantable qui ne provient pas des hommes mais de la nature même, ne soit le châtiment implacable de fautes terribles.

En mémoire de Pier Paolo Pasolini et de sa province frioulane.