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Voyage

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Machu Pichu

En 1979, j'étais confusément en recherche d'identité. Je me figurais que vivre une expérience initiatrice révélerait ma personnalité. C'était à la fin de l'année, je me trouvais en Amérique Latine. J'avais cédé facilement à un tropisme de l'époque. Au cours d'un grand voyage, s'aventurer à la rencontre d'étrangers d'autres cultures. Au Pérou, sur le haut-plateau andin, une route relie des villes au baroquisme colonial jusqu'à Cuzco l'inca. On m'avait donné l'adresse d'un contact dans l'une de ces cités au-dessus de Lima. Le jeune péruvien m'a proposé d'assister à la fête annuelle d'un village d'où sa famille était originaire. Un train à vapeur nous y a amenés, m'écartant des touristes.
Je découvrais un paysage monotone et in-domestiqué où l'absence prédomine jusqu'à l'horizon vertical des Andes. Propriétaire de fruitiers qui faisaient sa fortune et accessoirement survivre les villageois, une dame âgée très hispanique, curieuse, m'offrait un bon accueil. Les habitants étaient indiens sauf la famille de mon hôte et le curé créole. Un incident m'exposait à une situation insolite.

On me faisait visiter les alentours quand, soudain, en approchant d'une bâtisse qui servait d'habitation à un autochtone qui représentait l'autorité coutumière, des enfants indigènes ont lancé des cailloux. Sans atteindre quiconque, il visaient sans équivoque mes hôtes. Le patron quechuan s'est interposé, suspendant la haine viscérale. Je découvrais l'effroyable hostilité entre des êtres. L'humanité même était en question, ontologiquement. Un système relationnel, comme entre deux espèces, se fondait seulement sur l'animalité des rapports de domination et de soumission. Je ne pouvais considérer un autre humain que sur un mode d'égalité essentielle. En acceptant l’Autre, je croyais accéder à son monde. Ici, j'étais au comble de l'altérité telle que je me la figurais, aux contact de civilisations si différentes. Une acculturation féroce les renfermaient tous dans le secret des liens communautaires. Le patron est venu près de moi de telle façon que j'étais entre lui et mes hôtes qui s'étaient figés. Une loi tacite régulait la distance relative entre eux. Alors, le lien de la parole a commencé de se dissoudre. Tout passait par des sensations primaires. J'ai perçu de ceux qui m'avaient conduit à  cette confrontation, la profonde répugnance de cette proximité. Mon indifférence à çà, les décevaient. Ma présence naïve a instauré l'assentiment réciproque de lever la violence habituelle de l'affrontement entre les maîtres et leurs serviteurs. Je devenais pour les descendants de colons, l'européen insolent qui ravivait des dangers par inconscience. Je devenais le visiteur magnanime pour les premiers habitants. J'incarnais l'incertitude pour tous. Avec une bienveillance désabusée, mes hôtes refermés acceptaient que je me livre à une curiosité qui leur était obscène. Ils avaient eu ce malentendu avec d'autres visiteurs. Mais l'indigène, s'est approché de moi, il m'a souri, m'a fait un petit signe, le suivre tandis qu'il allait vers sa maison, il m'a fait entrer. Dans l'unique pièce en terre battue, juste une natte sur le sol et quelques ustensiles de cuisine. Nous sommes restés là quelques minutes. Nous n'avions pas de mots, simplement nous nous souriions. Puis il m'a raccompagné jusqu'au petit groupe qui attendait dehors. Sans s'en rendre compte, cet homme m'a donné mon humanité, hors du langage, par la reconnaissance mutuelle de notre nature d'humain, à la fois proches et tellement différents. Pas de mots, les expressions de nos visages, des gestes furtifs.

J'avais une chambre dans la maison familiale mais ils ne m'ont pas ouvert l'accès à cet intérieur privé au cœur de leurs existences. Je croisais quelquefois la maîtresse du lieu. Assise dans un petit salon, elle m'invitait, avec aménité, du regard à m'installer face à elle. Si je parlais, elle baissait les yeux assez tristement. Je comprenais qu'elle ne répondrait pas. Les paroles s'évanouissaient.

La fête était bruyante de musique. Les villageois excités défilaient en désordre dans les ruelles terreuses. Des hommes me poussaient dans une cahute pleine de monde. On servait de la chicha amère, une bière de maïs. Serré entre eux, je buvais aussi. Je ne comprenais pas leur idiome. Aucun ne savait l'espagnol. Leurs gestes ne me signifiaient rien. La nuit venue, nous sortions rejoindre des orchestres. Des danses colorées tournaient autour des musiciens saouls. J'errais jusqu'à ce que des femmes moins timides me tirent pour danser chastement. J'étais un objet dont on se servait ingénument. Le côtoiement, sans menace ni affection, était un attribut de cette fête là. Je cherchais des regards ne trouvait que l'insondable. Rien ne se montrait des histoires qui les liaient. Je ne voyais qu'une folie de carnaval exacerbée par l'alcool. Je perdais la notion de la durée. J'étais hors du langage. Sans mots, sans gestes, sans médiation, le vivais le cahot de l'in-communication. L'impensable, l'indicible, l'intransmissible et l'obscur me décomposaient en une multiplicité de moi. L'incohérence m'individualisait à l'extrême. Parcellisé, je n'étais pas.“La vérité même de l’être qui se dévoile.”

Je reconnais le vide intérieur, l'insensé. Si je n'écris pas, je ne suis rien.