Îles

Correspondances et cartes

Espar

Des pièces de bois, éparpillées si souvent, qui flottent.
On peut s'y accrocher afin de ne pas couler.

Isiris, la rivière.

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La Marne est une rivière lourde et ample. Elle encercle la ville de son humidité froide. Et ses bords ne sont jamais tout à fait dénués de danger. On peut, à la fois, se sentir seul, isolé, et pourtant, à tout moment, quelqu'un ou quelque chose peut surgir ou advenir. L'imagination reste vague de ce qui pourrait arriver. Cette peur inquiète autant qu'elle attire. Un semblant de liberté se dégage de ce qui reste de nature libre sur les rives, terre étroite, entre l'eau et les rues urbaines qui contiennent la sauvagerie végétale à une verdure acceptable. Arbres, buissons, prairie parcellaire. C'est le long de ces berges que je venais rêver d'elles. J'espérais, contre tout réalisme, les croiser là, près de la rivière. Car les jeunes filles ne s'y promenaient jamais seules. Et, à part ceux qui habitaient aux alentours, dont c'était un lieu de promenade, la rivière ne faisait plus venir les gens de l'intérieur de la ville. Je pouvais les invoquer intensément, je n'avais aucune chance que mes désirs d'elles ne matérialisent leur présence, là.

Banlieue paysage

Je pouvais assez facilement me perdre à contempler leur figure en moi, comme des images vivantes reconstituées par l'esprit même et l'effort de les détailler. Je n'imaginais pas les déshabiller, ni en faire des effigies à la merci de mes caprices compensateurs. Non. J'invoquais les souvenirs immobiles de leur vision que je gardais en mémoire assez longtemps pour me livrer sans frein à leur contemplation. Maintenue en moi, la distance entre les corps, je ne les violentais pas, je me confrontais à la vérité de mon désir. Du moins, je le croyais. La lecture littéraire me sauvait du désastre en ne me livrant pas la clé de l'obscur des textes. Une beauté vénéneuse de la poésie des mots calmait la folie interprétative du monde et de mes envies. J'aimais avec ambivalence, appréciant les poèmes, bannissant de mon panthéon des figures masculines des poètes que je jalousais, que j'imitais aussi sans simplement me l'avouer. Je n'avais pas encore de récit pour me défendre de la nudité des femmes. Mater Desnuda sortant du bain, sans fausse pudeur, devant l'enfant et lui parlant, comme de rien. Exposé directement à l'origine du monde, le sexe maternel voilé par la toison brune qui était l'ultime rempart de l'absolue existence de sa libido. Ses paroles, celles de ma mère, s'imposaient dont je ne me souviens pas le manifeste du dire. Je n'en ai pas gardé l'exactitude lexicale.

Il ne me reste qu'un informe savoir, un sens sans le support de sa voix, des interprétations qui reconstituaient, à partir des anecdotes incomplètes et censurées, des omissions et de son solipsisme désespéré, une histoire fragmentaire et troublée de ce que vraiment, nous étions. Sans parvenir tout à fait à nous situer dans ce monde suburbain qui lui-même était en constante métamorphose dont nous n'identifions pas la technostructure sociale. J'avais donc l'implacable évidence du sexe féminin et de son insondable foncier. J'étais encombré de cette incarnation du vide et je ne pouvais pas me débarrasser d'un début de la consistance d'un désir, peut-être exprimable par une métaphore. Je ne parvenais pas à résoudre le tropisme de ce sexe exposé et pourtant indéfinissable, une forme de ratage dont on n'a pas même pas l'idée. Une icône oxymorique, mandorle sans triomphe du rien d'un interstice supposé. Même le Sphinx n'a osé une telle énigme.

Il y avait ces deux jeunes filles de mon âge. Objets de mes spéculations dé·l·s·irantes dont je ne parvenais jamais à reconstituer leur image entière. Toujours, il me manquait la dernière association de leur être, physiquement éprouvé en les côtoyant chaque jour, avec leur sexe dont je savais trop bien la conformité. Et je m'aveuglais sur la finalité de mes propres désirs. Et je voulais quelque chose que je ne savais que haïr. Pris entre la violence du rejet et l'impitoyable alchimie de la convoitise charnelle, je n'ai trouvé piteusement qu'à admirer l'inaccessible hauteur de leurs intelligences. Comme je ne pouvais pas m'y hisser alors je ne me reconnaissais pas vraiment le droit de les approcher. Même pour leur parler. J'étais regard et regard seulement, vide de son propre désaveu. Mon intérêt pour elles était palpable et je crois qu'elles n'étaient pas dupes de ma distance et de mon silence. Je ne saurais jamais ce qu'elles ont ressenti de mon attention pour elles. S'en sont-elles aperçues ? Elles savaient ma singularité négative et mon isolement dont la cause n'était pas tranchée entre ma réserve et le dédain du groupe à l'égard d'une altérité excessive.

Toujours, je revenais à la rivière pour rêver d'elles et me laisser aller à l'inconsistance de mes désirs. Impossible d'accorder le rien au centre d'elles et la vue-toute sur le sexe féminin, cette sur-vision indépassable du corps de la mère entre moi et les jeunes filles. Je ne pouvais pas trouver les mots d'une tragédie. On n'imagine pas si tôt, de traduire par un langage, l'effroyable perdition de la synecdoque, un sexe pour tout le corps de n'importe quelle fille.

J'ai mis à la hausse les critères de l'idéal de la jeune fille. Elle ne pouvait être que la plus douée, la moins maternelle et pas forcément jolie. Je crois que j'ai créé une abstraction en poussant le genre féminin, celui qui venait avec ma génération, une excessive absence de portrait, loin de toute image vertigineuse, je cherchais, sans trop le savoir, une sur-femelle qui allierait sentimentalité, incarnation et intelligence du monde. Mais j'ai encore le souvenir très vif de ces deux jeunes filles si réelles et inapprochables. Des rencontres n'ont pas eu lieu. La banalisation des désirs, j'ai manqué de m'y plier. Rien n'a atténué la vanité de mes critères, rien ne m'a préparé à l'inévitable déception et l'évidence de la séparation du réel par des mots qu'impliquait l'idéalisation de l'autre. Je m'imaginais une négociation littéraire avec l'autre.

Je n'ai rien jeté dans la rivière. Je n'y ai rien trouvé non plus. Les berges et les rives sont restées vides.

Notes.
¹ Premier jet le 1er mai 2008 dans l'après midi. Revu et corrigé le 29 mars 2023.
² Mythe d'Osiris et Isis. Inceste, meurtres, nécrophilie, catalogues des désirs fous.
Mais surtout, l'élément manquant. Ce manque qui fait récit, sans fin.
³ Diane sortant du bain.

Dada slave vs Ubu BLM.

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Être Ukrainien et gauchiste, c’est vraiment défier le bon sens. Être Ukrainien et moderne n’est déjà pas simple, sauf à être totalement libertarien, éventuellement hippie, mais pas du tout peace & love.
DadaKinder est donc aux USA, pour être avec des gens qui lui ressemblent, occupés à BLM et autres trucs à la mode.
Traduction d'un billet du 6 mars 2023 publié sur le canal Telegram :
DADAKINDER
Texte original

J'ai participé à une table ronde au cours de laquelle des universitaires occidentaux respectés ont discuté de l'Ukraine et des "post-colonialités multidisciplinaires" qui y sont associées. Un certain nombre d'activistes anti-eurocentrisme, vivant en Europe, ont laissé entendre que les Ukrainiens bénéficiaient de trop de temps d'antenne dans les nouvelles et qu'on y prêtait plus d'attention qu’au Yémen ou à la Palestine parce qu'ils étaient blancs.

J'ai été invité à ce panel pour partager mes réflexions, ce que j'ai fait en m’interrogeant sur ce que le Yémen et d'autres pays du Sud mangeraient si la région Ukraine-Russie-Belarus (exportatrice majeur de blé, d'engrais et de sel de potasse, et exportatrice mineure d'huiles de graines) devenait indisponible ? Comment réussirons-nous la "transition verte" et resterons-nous des sociétés industrialisées si Poutine a entre les mains un ensemble géopolitique qui est le premier exportateur de gaz, d'uranium, de nickel transformé et de fer semi-fini, le deuxième exportateur de pétrole, d'acier, de métaux platineux et de cuivre raffiné, le troisième exportateur d'aluminium, de titane et de charbon ? Ces questions n'expliquent-elles pas pourquoi le monde est "préoccupé par l'Ukraine" ?

Non, je ne nie pas le problème du racisme systémique. Je veux juste parler d'un élément qui y contribue, comme le fait que sous de la question de la race, il y a celle de la classe sociale, et que derrière le système de suprématie blanche, il y a un modèle économique particulier qui peut perdurer même après qu'une minorité blanche en voie de disparition ait été reléguée aux poubelles de l'histoire.

"Êtes-vous en train de dire que vous êtes la victime en tant qu'homme blanc en voie de disparition ?“ Non, ce n'est pas ce que je dis... Je m'inquiète de questions gênantes : comment les féministes vont-elles réagir à la discrimination à l'encontre des hommes dans la guerre, que pensent-elles des privilèges qu'elle crée pour les femmes, et comment envisagent-elles leurs politiques dans le contexte de l'effondrement démographique des sociétés industrialisées ? Comment les anti-impérialistes vont-ils actualiser leurs programmes en tenant compte du fait que le sort des peuples peut dépendre des armes impériales qu'ils ont entre les mains ?

En réponse, l'un des intervenants a déclaré que je pensais comme un impérialiste blanc, que mes arguments étaient fascistes et que nous devrions mettre fin immédiatement au système de suprématie blanche.

Etant d'accord avec cette dernière affirmation, j'ai demandé aux universitaires impérialistes où les Ukrainiens pouvaient se procurer des armes non impériales ici et maintenant ? On m'a répondu que mon style de débat était fielleux. Et c'est vrai, parce que si vous pédalez sur le thème ukrainien, l'argent que l'empire donne pour la recherche sur la suprématie blanche pourrait aller à des concurrents universitaires dans le cadre des relations de marché...

Je n'avais pas l'intention d'offenser qui que ce soit, bien que je me sois senti offensé lorsque l'élite universitaire privilégiée me parle – à moi, réfugié d'un pays pauvre - comme si j’étais un oppresseur blanc.

J'ai terminé ma déclaration en mettant l'accent sur un certain nombre de points polémiques :

1) les échanges de noms d’oiseaux, la politique identitaire et le marathon de la souffrance dans lequel les victimes de l'impérialisme s'affrontent pour savoir qui a le plus souffert ne sont pas propices à la solidarité internationale.

2) La fonction de l'académie impériale est de servir le système et d'agir comme sa conscience pendant que l'empire s'empare de nouvelles terres, de ressources, de travailleurs bon marché et de jeunes veuves fuyant la guerre avec leurs enfants ; d'être des voix "ukrainiennes", "noires", "féminines" dont les nuances sont condamnées à se noyer dans les grands récits impérialistes.

3) Pour parvenir à la solidarité et créer un acteur collectif capable d'affronter les empires, nous devons construire des ponts entre les peuples et les démos, nous reconnaître les uns dans les autres, généraliser nos expériences et nos identités locales, établir des parallèles entre les différents types d'oppression, et rendre tout cela universel, guidés par la compréhension que, bien que nous soyons différents, nous avons tous le même ennemi : le vampire.

Quelque part en cours de route, une pause a été décidée. »
Fin de la traduction.

NdT On peut rire, je l’autorise et même le conseille

On dit jamais les fifties ?

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enter image description here Les années 50, celles de Boris Vian et du bebop n'ont jamais fait florès des nostalgies-marchandises. Tant mieux ?
Une philosophe dans le miroir, ses épaules nues supportent les regards sans idées.
Tandis qu'elle, indifférente à son image même, elle pense. C'était aussi l'époque du surgissement de ce réalisme enchanté, des femmes pensantes comme jamais autant
avant elles dont on ne parle toujours pas, comme si elles n'avaient jamais existé que légendaires. Tant mieux ?
Des noms, très peu, circulent qu'on accouple à des images de corps nus, des beaux culs,
des seins magnifiques de leurs congénères contemporaines qui les illustrent comme dangereuses, plutôt des chairs de pinup que leurs pensées vénéneuses qu'on cite à peine,
bien forcé, à cause de leurs prénoms de femmes. On les case vite fait à l'ombre d'une personnalité célèbre et surtout bitée celle-là, bien masculine à défaut de virilité, vertu
dévaluée beaucoup en ce temps-là. Tant mieux ?
On dit que c'était le commencement des 30 glorieuses. Pourtant, on était si pauvres.
Je ne crois même pas qu'on avait l'espoir d'un meilleur. C'était au jour le jour…
Tant mieux ?
Staline est mort au beau milieu de la décennie, la classe populaire aussi a suivi.
Le peuple est devenu au fil de la décolonisation atroce des populations en déshérence de leurs cultures inutiles désormais et perdues très bientôt dans des brutalités indicibles. Tant mieux ?
Celles qui ont pensé tout cela, les belles spirituelles d'après-guerre. Nul amour fou pour elles après qu'elles ont été. Il faut le dire, elles nous ressemblaient si peu. Et l'amour n'est-il pas ressemblance ? L'oubli pour elles, alors.
Comme un viol par ce silence ferme et obtus de leurs idées. Tant mieux ?
On relate avec hypocrisie les évènements de cette décennie du demi-siècle, très paralittéraire, aux arts et aux musiques si solitaires et incompris. Des souvenirs ambivalents, presque mauvais, c'est pour ça, on passe allègrement à d'autres réminiscences décennales où on peut se perdre avec la complaisance perverse qu'on a des belles époques. On peut aussi se faire peur, pas trop quand même.
Un peu, c'est bien, c'est bon ! Tant mieux ?

Une philosophe dans le miroir, ses épaules nues supportent les regards sans idées. Tandis qu'elle, indifférente à son image même, elle pense.

Gravité mortelle de l'amour.

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Ainsi était-elle.

Éros demi vierge.

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Brutale sans retenue, Sappho m'a giflé à la volée. Seulement de me voir
là, mat, exorbité des jeunes beautés, mais siennes, toutes, dans sa prairie enfleurie.  

Elle n'a pas supporté ce sacrilège de visionneur, cette indiscrétion païenne d'un barbare qu'une circonstance inouïe a mis en ce poste, à vue des gloires demi-vierges.

Sa colère, ce jour. Imparable crémation. Éperdu avec ardeur dans la consomption foudroyante que sa fureur a produit. L'incroyable et dangereuse lascivité qui s'ensuivait que d'être en butte à sa haine si pure. Horrifiante sensation de l'attrait fou porté à la persécutrice impitoyable. Prendre figure, mais d'une abjection qui proscrit aussitôt qu'elle identifie.

Ce désir, immédiatement répudié, enfin et à jamais, à peine a-t-il pointé, de sa finalité, l'impossibilité qu'elle s’exauce parce que bannie d'emblée de l'exprimable. Le mystère est dévoilé devant moi. On me chasse en niant à mon dire quelque sens véritable. Je parle en vain, si peu. Mes paroles des voluptés aperçues sont forcément folles, ineptes et mensongères. Et ces mots d'une indécente vanité, douceâtre comme l'odeur d'un endormi dans la plaine, pris de songes dantesques d'un enfer qui n'est bon que pour moi et mes semblables démarqués des infortunes. Chairs compromises, juste bonnes à rien de plus important que les spasmes des instincts, preuves équivoques d'une vitalité dont les manifestations suspectent un danger.

Et mon visage empreint par la trace bistre de sa main terrible et blessante, car la douleur est très vive et l'humiliation aussi du braconnier pris dans un piège qu'il méconnaissait contre l'évidence. Mais le clair et l'obscur a un paradigme tragique et banal, l'évidence aporétique de ceux qui ne sont pas bien nés.

Je me hais de la bévue machinale dont je supporte si mal les charpies d'amour sale. Car rien de propre ne m'habite. Toujours l'impression vraie, las, d'une promesse que nul, je le sais pourtant, n'a faite pour moi, n'étant que du sort, un fruit d'un coup de dé qui ne s'est pas aboli des conséquences des vies qu'il a inférées par simple probabilité, reproduisant presque à coup sûr l'espèce seulement animale quand leur conscience était très faible des responsabilités.

Le contexte ne compte pas en ces occurrences même dramatiques qui pourvoient alors à tous les excès des illusions d'un avenir pourtant enfui. La peur donc est la seule origine. Rien que ça. Pas d'autres causalités. Oui. Pas d'autres. Seulement des images vivaces et belles de si près. Trop, sans doute. La distance courte n'est pas juste. Elle exclue par le fait de ma présence impie. Car les désirs, en ce lieu très précis où les joliesses des filles se préparent en nudité, n'ont pas cours hors des férules impitoyables d'elle, la prêtresse, seul chantre des advenues avec tous les dons de la beauté de l'esprit et de l'intelligence du monde et d'elles. Car elles sont, par le simple fait de vivre là. Elles sont.

Elles s'adonnent au plaisir d'être. Tout simplement. Depuis des années, elles, sujet pluriel et singulier. Incompréhensible pour moi, cette évidence paradoxale dont elles jouissent déjà à plein. Maîtresses d'elles-mêmes en gloire. Sans effronterie, car mon regard est dérobé, scopique accidentellement, parce que je crois qu'on me voit.
Imbécile.
Mais, madame Sappho, je ne crois en rien, je vous assure, pas même en moi. Je n'ai pas de Je, même en fiction, auto-dissous à l'âge de raison. Dix secondes après la naissance de la conscience d'une singularité. Impression vitale, délétère :

      Je n'existe que par le regard que je porte à l'autre.  
      Autre, moi aussi.