Îles

Correspondances et cartes

Disposé à la perdition.

- Posté en Impressions. par

J'ai rêvé la nuit dernière. De tubes verticaux, vaguement parallèles, supportaient des chiffons. On aurait dit des fragments de sac de jute au maillage grossier. Ils évoquaient les idéogrammes magiques d'une écriture ancienne et chargée de magie. Et ces barres de métal terne, assemblées en leur armature structurée géométriquement, évoquent, bien après le rêve, l'implacable pouvoir d'un dispositif dont je croyais être l'assembleur naïf qui travaillerait ainsi à son propre malheur.
 Et ce mélange de tubes métalliques et de bouts de tissu informes déploie en moi la mécanique de l'angoisse. Pris à mon propre jeu d'expression, l'automatisme échappe à la logique et je deviens pour ma plus grande frayeur l’haruspice impuissant d'un ouvrage obscur que je ne maîtrise pas.
 Le sentiment de solitude m'étreint tellement que je voudrais que l'affect douloureusement imprécis qui en découle, perde cette inférence inéluctable qui me condamne par mon travail même d'entropie.
 Je suis la cause de cette spirale qui descend dans une in-cohésion à laquelle, pourtant, je m'efforçais d'échapper, mais au sein de laquelle j'ai plongé. Par ma faute. Le goût pervers de la terreur de chuter dans le vide.
 L'angoisse est suffisamment mordante pour que je me sente obligé de transformer la souffrance en libido. Je m'impose de désirer sensuellement ces barres, comme si le sens, incorporé en une figure charnelle, pouvait procurer une sorte de plaisir à s'identifier à la forme ainsi induite par une imagination apeurée.
Et je voudrais tant que cela finisse.
 Je suis si seul qu'il me vient l'obsession d'une compagnie complice. Je me débats dans la complexité et ce que je produis est une forme qui devrait être acceptée comme un ordre dessiné sur la matière même du chaos. Cette matière que je tente désespérément de dire.
 Il y a ces chiffons insignifiants, simples morceaux d'une conscience dispersée. Les mots s'ensuivent et tentent de construire autour du désordre de l'aporie, un sens qui, ne dépendant que de moi, est condamné à la suspicion.
 Qu'au moins, un témoin intraitable et respecté des autres décrive les plaisirs étranges d'être éperdument dans le déchiffrage de sa propre signification.
 Finalement, je ne suis rien. Je veux dire que, même si je désire des étreintes symboliques, je voudrais qu'on ne me marque pas. Je voudrais n'être pas le candide dont on moque l'ignorance des rites inconnus et qui le blessent.
 La figure virile qui fait l'unanimité par la vertu de son apparence masculine, telle qu'elle se décline aujourd'hui, toute image et mouvement, grâce nerveuse du geste technique, vitesse et félinité d'assassin justicier, et qui me côtoierait sans m'anéantir ni même me maudire ou m'exposer à la vindicte.
 On dit que les femmes font parure de la moindre étoffe à leur portée. Alors ces chiffons serrés aux barres, quelle signification autre que celle d'une femme liée à cette structure coercitive et qui serait alors le véritable objet du désir, ou bien, le signifiant incalculable de la métaphore de ma parole encore silencieuse, alors je l'adorerais bien trop tôt avant qu'elle ne se reconnaisse icône.
 Pourquoi dans cette grande salle commune, alors que j'essaie de trouver, pour moi, une place où s'allonger, à demi couchée, dévêtue, mais en partie recouverte d'un drap, elle paraît s'éprendre de moi ? Et pourquoi je suis pris de l'envie d'agir afin de l'attirer contre moi et d'éprouver la maigreur de ses membres ? Si je ne sens pas sa poitrine, ses seins sont tellement menus, ce manque évident du féminin m'attire au point de faire sourdre encore le besoin d'élucider l'inquiétude qui l'étreint. Sa question muette qui est toute dans son regard, je me la pose sans l'énoncer, et le devoir de la résoudre dont je m'affuble, parce que j'interprète ainsi le don d'elle qu'elle paraît me faire, probablement à contrecœur, ne me concerne que parce que j'aurai la force et l'intelligence de son élargissement. Donc, de sa fuite loin de moi, je le redoute. Je la crains autant que je crains la déception de mes extrapolations quand le temps viendra de les confronter à la réalité. J'aurais pensé tout cela en vain. Élaborant une histoire qui ne m'arrangeait pas, mais qui me donnait l'espoir, vague, je n'ose pas formuler ça tout à fait, je crois, d'une acceptation de moi par elle. Pourquoi moi ?
 Quelle est la nature de cet être qui semble s'affecter pour moi tant, que cela me parait étrange. Elle me dit qu'elle est prisonnière d'une institution, mais aussi de ses songes aberrants, et je voudrais lui promettre, mais je ne le fais pas, que, peut-être, j'ai assez de la sagesse de la femme pour la sortir de là.
 Oui, je ne le dis pas, mais qui sait si, par la puissance de mon dire, je l'élargissais de sa contrainte ? Je ne dis rien. Je pense à ce qu'il en est d'elle réellement et des choses m'apparaissent clairement sur elle et qu'elle ne m'a pas dites. Du moins, pas tout de suite, ou, plutôt, que je n'ai pas entendues quand elle me le murmurait et je pensais trop à mon propre malheur et l'incapacité dont j'ai peur de faire preuve au moment de la sortie. On nous arrêterait avant d'avoir franchi le seuil pour me maudire assez afin que je perde toute volonté et tout désir d'être.
 Cette institution supérieure comme une administration qui régit les êtres comme moi parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils pourraient bien faire de leur vie.
Qu'est-ce que tu vas devenir ? Ainsi, le professeur de littérature, complice d'aveuglement, s'adressait à moi, en public, devant tous les autres élèves amusés, d'autant plus, que leur sort d'héritiers était déterminé. Du moins, c'est la certitude qu'on m'en avait donné afin que j'approfondisse le malheur de ma perdition déjà décrétée avant que je naisse.
 Quelquefois, je voudrais partir. D'ailleurs, quand je rencontre cette jeune femme, si fille, dans le dortoir improvisé, précaire et public, peuplé de présences humaines insensibles, voire hostiles et qui se démarquent de moi, étranger, qui n'a pas le langage qu'il faudrait pour se faire entendre et acquiescer à leurs avis. Le dortoir de fortune devient alors le lieu d'un périple domestique qui consiste à chercher la place, introuvable d'ailleurs, d'une intimité sécurisée et qui ferait humanité en protégeant les prolégomènes d'une relation. Je suis étranger et elle reste, la jeune femme ambivalente comme mon désir, car je le pressens, je ne suis qu'un possible donateur d'une chose que je ne discerne pas. Et qui serait ce désir de l'autre qui est au-delà de moi et dont je suis presque certain de ne pouvoir le faire surgir d'elle.
 À chaque fois, au plus fort des élaborations compliquées du rêve, au prix d'une peur envahissante, dont l'imprégnation en moi fait qu'elle déborde de l'univers onirique décousu que je forge, sortant de la narration sophistiquée entre l'énigme et l'absurde, fuyant l'apparente logique de ses ressorts forcenés, il ne me reste que cette sensation morbide, irraisonnée : la certitude de mon ébranlement intime.
Alors, que suis-je donc, que faut-il, réduit à quasiment rien, pour exposer, sans fin, ce self défait, friable, ⁣insuffisant ?
Autofiction ?