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Correspondances et cartes

Renverser l'idole.

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enter image description here C'était un rêve d'italien. mais je ne savais pas encore que je l'étais à moitié. Et ce n'était pas un italianisme humaniste et christianisé du quattrocento civilisé et criminel. Non, c'était un rêve dionysiaque, d'une brutalité antique et païenne. Celle d'un enfant qui n'a pas de langage.
Seulement des cris et des affects d'animal. Et c'est comme un hurlement de montagnard, rauque et rude, une explosion avec son souffle de gorge épuisée déjà, alors que le cri retentit encore. Joie mauvaise de l'assassin qui détrône ce qui lui est le plus cher mais qui déjà l'a tué. Et le meurtre, aussi impulsif qu'un acte instinctif nous entraîne par la seule énergie du corps même qui irradie en une pensée, la seule pensée de ma vie qui a une signification précise que je sais dans l'instant même de son irruption sans le mot qui la nommerait et qui l'aurait fixée dans ma mémoire comme un savoir et non pas pas comme une assomption en enfer. Un sentiment radical, dangereux, subversif assez pour ne pas en avoir peur le reste de ma vie, sans doute jusqu'à la fin. Ma première et unique fête onirique et brutale.

Le crime initial, impardonnable, le contraire du crime mythologique du père. Mais qui est en même temps négation du père même dont on fige dans la minéralité diaphane d'un marbre translucide la statue de l'impuissant.

Et moi, pris dans les rets d'une contradiction fondamentale qui rendait mon enfance malheureuse à cause d'avoir de moi-même dans un éclair de lucidité si précoce, trop précoce même, inventé une idée si claire et sans interprétation possible autre que le plaisir mortifère du renversement de l'idole qui se brise dans sa chute. Et la jouissance qui me prend d'avoir oser ce bris implacable et silencieux comme un secret. Cet assassinat n'était pas un meurtre rituel, mais il me plongeait dès le renversement de l'idole dans le sacré de l'amour même de l'idole détruite, de la distance abolie, du vide qui ne pouvait que laisser la parole le combler. Assassin bien trop prématuré, il en est toujours ainsi des crimes commis dans l'extrême enfance, on n'a pas les mots ni du remord ni de la justification. Et inhibé pour le reste de ses jours des combats, ayant accompli le pire suprême, on ne pense plus qu'à se sauver de l'absence qu'on a provoquée, de ce vide qui s'est élargi en nous-même comme une brèche dans la terre quand elle a tremblé, découvrant un gouffre sans fond, privé de lumière. Un soleil noir qui pourtant darde des rayons pubères. Je suis à jamais hanté par la peur de ce vide laissé sur le piédestal qui supportait la statue basculée de l'idole.

Ce que j'adore, c'est donc le rien. Ce rien que j'ai créé et qui me rend fou de terreur intime. Et si ce rien qui me poursuit était l'acte le plus haut, l'observation-acte qui m'a sorti des rangs des meurtriers, mais comme un criminel, comme cet anarchiste que je ne désavoue pas et qui m'horrifie autant que je m'abhorre, ce frère indigne des hautes œuvres, que je hais sans le rejeter de l'utopie, dont j'ai hérité de la culture libertaire comme d'un fardeau dont on ne peut pas se défaire, ce tueur qui a poignardé hypocritement mais sans pitié, autant que j'en était dénuée absolument dans la volonté de l'accomplissement irréversible du renversement d'un empire, Élisabeth d'Autriche que je ne peux pas m'empêcher d’apprécier parce qu'elle est la victime tellement jolie, très maternelle même reine. Je suis donc dès la prime enfance un double à la manière d'une farce, mais farce néanmoins, de Luigi Lucheni. Farce, tragique pour moi seulement.

Car si c'était un impulsion physique qui m'a poussé, je savais vraiment , avant que l'idole bascule, ce que je faisais et je savais que je voulais le faire et je savais sans user des mots, que j'étais dans la pleine lucidité de l'évidence de l'action pragmatique. Un acte philosophiquement pur, un acte dont la nature insurrectionnelle vaut tous les meurtres réels parce que éminemment symbolique de la figure du pouvoir absolu, totalitaire parce que ce pouvoir est le corps même du monde, un univers qui nous absorbe inéluctablement comme l'attraction d'un trou noir.

Le meurtre onirique de l'idole que j'ai commis en conscience, la seule fois où le contenu manifeste d'un de mes rêve se confond avec son signifiant si chargé du symbole, son évidence incorporée s'était déjà propagée aussi vite que la lumière, dans l'instantanéité même de la formulation du concept, son information était partout dans l'univers, dans la conscience même du très jeune enfant que j'étais et qui n'attendais que cela pour jouer l'acte. Et agir de la seule manière de l'accomplir totalement, de le réaliser effectivement, de lui donner sa valeur de vérité absolue, en rêvant. C'est ainsi que cette action immatérielle, qui s'est joué dans mon esprit, présente avec sa cruelle clarté innocente, tous les aspects d'une vérité aussi pure que la violence pure de l'acte, d'une nudité si voluptueuse et très vénéneuse, si parfait cet acte, si artefact, si profondément humain qu'il scintille comme un zircon, cette pierre trop parfaite, invention humaine, tellement parfaite, qu'elle parait tellement naturelle, plus naturelle que la pierre réellement naturelle dont elle s'inspire, ce diamant imparfait tellement convoité, bien plus que l'action parfaite qui produit le zircon absolument régulier. Aussi le symbole de mon acte dont la nature est indicible même si je peux le décrire, c'est ce caillou industriel et méprisé comme on méprise maintenant l'esthétique logique de la pensée générale.

C'était dans le vieux Vierzon, un jardin derrière la maison petite-bourgeoise, au vague air d'un petit parc d'Italie. Depuis la volée de marche qui dévalait de la maison jusqu'à la terre, au sommet de laquelle je me trouvais, la statue vivante de ma mère était là, tout près, à portée de la poussée de mes bras. Sans hésiter, la reconnaissant au premier regard, je bascule le corps d'albâtre dans le vide. Comme une jouissance silencieuse, un grand cri muet m'a pris, cette fois là, en ma seule joie candide d'avant l'inquiétude.

Trente ans plus tard exactement, le même cri muet me rendait fou dès l'irruption de l'angoisse aussi forte que la sensation provoquée par la mort infligée à l'idole.