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Correspondances et cartes

Ma ville, non.

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Ma ville. Il disent cela, ma ville. Leur ville, c'est là où ils vivent. J'habite une ville depuis 1985. 28 ans. Je n'en suis pourtant pas. Non, « ma ville », je ne dis pas ça. Pourtant, je la connais bien. Pas toute, non. Je sais, du moins, des histoires de cette ville. Je connais les berges de ses deux rivières. Je suis un promeneur des chemins de halage et de contre halage. Toujours, marchant le long d'une rivière ou d'un fleuve.

Avant 1985, j'ai habité dans un petit village de la Drôme. Je n'en étais pas. Non. L'ancrage au territoire était très fort, il fallait être de là depuis des générations.
Et même, certains dont les aïeux étaient nés là depuis tant et tant, n'étaient quand même pas tout à fait d'ici parce qu'on leurs connaissait un ascendant qui était venu d'un autre village. Ça pouvait faire trois siècles, ses descendants étaient encore liés à cet endroit originel et qui en faisaient des « étrangers » Trois siècles qu'une branche familiale se déployait là dans ce village, et ils n'en étaient pourtant pas. J'y avais passé trois hivers et on me disait :
Pour être du village, il faut y vivre toute l'année. Oui, moi cela faisait trois ans, un moment infime. Et pourtant, le village, il mourait.
Depuis longtemps déjà, les descendants des familles le quittaient pour aller aux alentours des grandes villes. Et ils y avait deux villes dans leur cœur, le village, berceau de leur famille et la ville suburbaine où ils vivaient.
Ils disent : ma ville. Laquelle ?
Je n'ai jamais dit ma ville. Non, jamais.

Il lisait debout.

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J'avais rendez-vous avec lui. J'étais en avance d'une demi-heure quand je l'ai vu sur le balcon. Il lisait debout. Ses lunettes aux verres un peu fumés allaient du livre appuyé sur la rambarde vers le ciel de mai. Et il souriait de ce bonheur de lire, pour lui-même. Sur le moment, j'étais ravi. Puis j'ai pris peur qu'il me découvre. Je me vexais de cette bouffée de gène. Vite, j'obliquais dans une petite rue, décidé à marcher pendant toutes les minutes jusqu'à l'heure de la rencontre. Je savais quel livre il lisait à cause d'un rêve. Je le lui avait raconté. Il me parlait en italien, je peinais à répondre dans cette langue que je connaissais mal. C'était tout le rêve, des mots dont, au réveil, j'avais perdu le sens. Il a paru tellement surpris. Il me révélait sa passion pour l'Italie. Depuis toujours, il y séjournait un ou deux mois chaque année. C'était comme une affinité, lui l'italianiste avec le descendant d'aïeux immigrant, indicible, tenant d'une mentalité archaïque qui me restait encore et qu'il aurait acquis à force de familiarité avec la culture.

Il lisait donc une histoire qui se passe dans un pays où le ciel curieusement se pare des mêmes couleurs de printemps que celui de Paris. Nuance perse tendue et limpide comme l'eau d'un lac qui s'expose. De ce pays, on voit d'abord les montagnes. Si l'on vient du sud par la route côtière, elles surgissent aux confins bien avant de parvenir. On se fait alors la promesse d'un feu suspendu au milieu de la pièce chaude qui conjurera leurs froideurs. Par le Nord, on les traverse et, par un je ne sais quoi de folie de la nature, les arbres qui se tordent, les buissons qui durcissent d'épines, un éclat de soleil qui percute les rocailles, on sait qu'on y est. Et le paysage s'abaisse en collines jusqu'à découvrir la plaine qui s'incline en pente hyperbolique jusqu'à la mer. Des montagnes, une plaine qui paresse dans une semi-verdure. L'entaille est là, qui surprend le voyageur. C'est le parcours d'un fleuve qui déchire la terre, s'encombre de caillasses, déverse des eaux rapides jusqu'à la côte qu'il écartèle. Des montagnes, une plaine, l'entaille. Des montagnes au nord, la plaine, au sud la mer, l'entaille au milieu de la plaine qui fait une intime césure. La dualité hante toutes les histoires qu'on raconte de chaque bord du fleuve hirsute et capricieux.

Il lisait debout au travers de ses lunettes sombres que ce pays possède sa propre parole. Un langage né ici, qui se parle encore, qui se pense de moins en moins. Il s'émerveille, en levant les yeux vers le ciel de mai, des variations subtiles des intonations, de la richesse des expressions idiomatiques, de la couleur des jurons, de toutes ces paroles qui trahissent l'interlocuteur. Car de ses tournures de phrases, on sait de quel village, de quel rive du fleuve il provient. Ici, la liberté est une affaire de mots. Pour s'affranchir, il faut apprendre une autre langue, oublier le sabir maternel. Jargon d'église ou de justice, idiome savant, n'importe. Il faut dire autrement.

Il lisait debout sur le balcon que la terre de ce pays est belle et rousse. Elle fleurit tout au début du printemps et garde assez de verdure le reste de l'année. Parfois, elle se prend de tourments. Elle tremble si fort que l'entaille qui la fend prend des détours. Des poutres brisées, des tas de pierres, des volutes de poussière, des pleurs, des imprécations. Tout est désordre. Elle a bougé si fort. Le monde est à refaire. On recommence depuis le début avec la peur. Reconstruire et les routes et les ponts et toutes les maisons. Ainsi, le pays est toujours neuf.
Le passé est juste d'hier. On l'a enfoui avec les morts dans les cimetières dévastés. Bien des dates sur les tombes sont le seul témoignage des secousses mortelles du paysage. Qu'y avait-il avant ? On ne sait pas très bien. On n'ose pas dire, par superstition, qu'un malheur si épouvantable qui ne provient pas des hommes mais de la nature même, ne soit le châtiment implacable de fautes terribles.

En mémoire de Pier Paolo Pasolini et de sa province frioulane.