J'avais rendez-vous avec lui. J'étais en avance d'une
demi-heure quand je l'ai vu sur le balcon. Il lisait debout.
Ses lunettes aux verres un peu fumés allaient du livre appuyé
sur la rambarde vers le ciel de mai. Et il souriait de ce
bonheur de lire, pour lui-même. Sur le moment, j'étais ravi.
Puis j'ai pris peur qu'il me découvre. Je me vexais de cette
bouffée de gène. Vite, j'obliquais dans une petite rue, décidé
à marcher pendant toutes les minutes jusqu'à l'heure de la
rencontre. Je savais quel livre il lisait à cause d'un rêve. Je
le lui avait raconté. Il me parlait en italien, je peinais à
répondre dans cette langue que je connaissais mal. C'était tout
le rêve, des mots dont, au réveil, j'avais perdu le sens. Il a
paru tellement surpris. Il me révélait sa passion pour
l'Italie. Depuis toujours, il y séjournait un ou deux mois
chaque année. C'était comme une affinité, lui l'italianiste
avec le descendant d'aïeux immigrant, indicible, tenant
d'une mentalité archaïque qui me restait encore et qu'il aurait
acquis à force de familiarité avec la culture.
Il lisait donc une histoire qui se passe dans un pays où le
ciel curieusement se pare des mêmes couleurs de printemps que
celui de Paris. Nuance perse tendue et limpide comme l'eau d'un
lac qui s'expose. De ce pays, on voit d'abord les montagnes. Si
l'on vient du sud par la route côtière, elles surgissent aux
confins bien avant de parvenir. On se fait alors la promesse
d'un feu suspendu au milieu de la pièce chaude qui conjurera
leurs froideurs. Par le Nord, on les traverse et, par un je ne
sais quoi de folie de la nature, les arbres qui se tordent, les
buissons qui durcissent d'épines, un éclat de soleil qui
percute les rocailles, on sait qu'on y est. Et le paysage
s'abaisse en collines jusqu'à découvrir la plaine qui s'incline
en pente hyperbolique jusqu'à la mer. Des montagnes, une plaine
qui paresse dans une semi-verdure. L'entaille est là, qui
surprend le voyageur. C'est le parcours d'un fleuve qui déchire
la terre, s'encombre de caillasses, déverse des eaux rapides
jusqu'à la côte qu'il écartèle. Des montagnes, une plaine,
l'entaille. Des montagnes au nord, la plaine, au sud la mer,
l'entaille au milieu de la plaine qui fait une intime césure.
La dualité hante toutes les histoires qu'on raconte de chaque
bord du fleuve hirsute et capricieux.
Il lisait debout au travers de ses lunettes sombres que ce pays
possède sa propre parole. Un langage né ici, qui se parle
encore, qui se pense de moins en moins. Il s'émerveille, en
levant les yeux vers le ciel de mai, des variations subtiles
des intonations, de la richesse des expressions idiomatiques,
de la couleur des jurons, de toutes ces paroles qui trahissent
l'interlocuteur. Car de ses tournures de phrases, on sait de
quel village, de quel rive du fleuve il provient. Ici, la
liberté est une affaire de mots. Pour s'affranchir, il faut
apprendre une autre langue, oublier le sabir maternel. Jargon
d'église ou de justice, idiome savant, n'importe. Il faut dire
autrement.
Il lisait debout sur le balcon que la terre de ce pays est
belle et rousse. Elle fleurit tout au début du printemps et
garde assez de verdure le reste de l'année. Parfois, elle se prend de tourments. Elle tremble si fort que l'entaille qui la fend prend des détours. Des poutres brisées, des tas de pierres, des volutes de poussière, des pleurs, des imprécations. Tout est désordre. Elle a bougé si fort. Le monde est à refaire. On recommence depuis le début avec la peur. Reconstruire et les
routes et les ponts et toutes les maisons. Ainsi, le pays est toujours neuf.
Le passé est juste d'hier. On l'a enfoui avec les morts dans les cimetières dévastés. Bien des dates sur les tombes sont le seul témoignage des secousses mortelles du paysage. Qu'y avait-il avant ? On ne sait pas très bien. On n'ose pas dire, par superstition, qu'un malheur si épouvantable qui ne provient pas des hommes mais de la nature même, ne soit le châtiment implacable de fautes terribles.
En mémoire de Pier Paolo Pasolini et de sa province frioulane.