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Du côté de

Il est question de pays, d'endroits, de lieux.

La Cerisaie

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Le 26 septembre 1903, Anton P. Tchekhov posait la plume, traçant les derniers mots de sa fameuse pièce « La Cerisaie ». Cent vingt ans ? si peu ! On peine à le croire, le sujet et son traitement nous semblent si vieillis ! À nous, Européens du moins ; car je peux vous garantir que les mots de cette pièce résonnent encore très fort dans d’autres pays, en Iran notamment où Tchekhov est parmi les auteurs les plus joués.

Mais il faut croire qu’il s’est passé bien plus de choses en Occident qu’en Orient en cent vingt années. Qu’Anton, mort dans l’année qui suivit, ne comprendrait pas tout à notre monde. Il ne vit pas sa pièce montée bien qu’il l’ait travaillé avec la troupe. Tout comme Kafka qui se trouvait très drôle et éclatait de rire au milieu des lectures de ses nouvelles, Tchekhov avait parlé d’une comédie et cherchait une vieille femme un peu ridicule pour le rôle principal, se ravisant donc par rapport à son texte qui évoque une veuve encore jeune et séduisante.

C’est Konstantin Stanislavski, immense metteur en scène qui fait encore école dans le monde entier, qui la trouva dramatique et en changea la couleur. À raison dans la mesure où la fin du monde ancien n’avait à vrai dire rien de gai.

Rappelons le sujet de la pièce : Ranevskaïa, 35 ans, revient de Paris dans la propriété de son enfance dont elle est unique héritière. Ce bien est vendu aux enchères pour dettes. Le marchand Lopakhine propose un plan de sauvetage : démolir les vieux bâtiments, abattre tous les cerisiers et bâtir des datchas à louer aux vacanciers. Ranevskaïa est horrifiée : sa maison et son jardin sont pleins de souvenirs sentimentaux. Repoussant la décision, les habitants du domaine philosophent, dansent et dépensent leurs derniers sous. Lopakhine emporte finalement le domaine aux enchères et ordonne immédiatement de raser le verger. Les nobles indécis et rêveurs s'en vont, laissant la place à des "hommes d'action".

La ruine est, entre autres raisons, causée par la démission des classes dominantes. Par leur absence d’attachement véritable au pays et à ses habitants. Phénomène récurrent dans l’histoire russe, faisant toute la modernité de la pièce quand 1,2 million de Russes ont fui la guerre de Poutine et rejeté toute responsabilité, toute prise de risque, ne résistant nullement à un pouvoir délirant et aveuglé qui fait courir le pays à l’abime…

Tout occupés par le poids des mots qu’ils échangent dans des dialogues d’une rare saveur en russe, les personnages semblent minimiser la première cause de leur détresse, cette fuite hors d’une Russie trop dure à vivre. Réalité à peine effleurée : cinq ans avant cette affreuse mise aux enchères, Ranevskaïa avait fui le domaine parce que son jeune fils s'y était noyé. À Paris, elle a refait sa vie, elle y aime un homme qui lui envoie des télégrammes tous les jours et la supplie de revenir. Même s’il ne devait pas être vendu et dépecé, Ranevskaïa ne vivrait plus dans son domaine, immense, qu’il faut administrer et entretenir. C’est trop lourd. L’immense Russie pèse aussi trop lourd sur les épaules des nouveaux riches qui ont choisi la Côte d’Azur, l’Espagne, la Géorgie… En 1903, Ranevskaïa va rapatrier le peu d’argent réalisé en France ; celle-ci y fera le meilleur accueil. On voit que la chose n’a rien de nouveau.

Dans La Cerisaie se retrouve le même procédé que dans les chefs-d’oeuvre qui la précèdent : des dialogues qui n’en sont pas, chaque interlocuteur restant muré en soi. D’où les répliques apparemment aléatoires et les réponses irréfléchies qui ont une résonance en décalage. Les motifs qui animent les personnages ne sont pas exprimés - le lecteur est libre de deviner pourquoi les personnages agissent ou n'agissent pas comme ils le font. Ce que Stanislavski va qualifier de "drame" est une tragédie en même temps qu’une comédie. Cela offre un espace d'interprétation presque illimité, comme pour Shakespeare.

Les contemporains de la pièce refusent d’y voir un reflet de la réalité sociale. La désastreuse guerre de 1904 et la révolution de 1905 leur ouvriront les yeux. De même, ils n’y voient pas la Russie mais sa caricature : Ivan Bounine dira qu’aucune cerisaie d’une telle ampleur n’a été vraisemblable : "...Contrairement à ce qu'affirme Tchekhov, il n'y avait aucune cerisaie nulle part en Russie : il n'y avait que des parties de jardins, parfois même très grandes, où poussaient des cerisiers, et nulle part ces parties ne pouvaient être, toujours contrairement à Tchekhov, juste à côté de la maison du seigneur, et il n'y avait et il n'y a rien de merveilleux dans ces cerisiers, pas du tout beaux, comme nous le savons, décharnés, avec un petit feuillage".

Mais le prix Nobel Bounine se trompe lourdement, il a mal lu ou mal écouté : Tchekhov qui vient du sud sait bien que les cerisaies ne sont pas de tradition dans les manoirs russes. Dans la pièce, l’humble Firs raconte que les cerises séchées du domaine étaient envoyées par chariots à Kharkov et à Moscou. Lopakhine se rend régulièrement à Kharkov pour affaires. Varia, la fille adoptive bigote, rêve de pèlerinages aux lieux saints, d'abord à Kiev, puis à Moscou. Le domaine de Ranevskaïa est donc en “Malorossiya“ la Petite Russie appelée désormais Ukraine… au pire dans la région limitrophe de Belgorod, qui faisait alors partie de la Petite Russie.

Avant la guerre, quand l’Ukraine n’en était pas encore au rejet de toute œuvre écrite en langue russe, la Commission historique et toponymique d'Odessa estima que la Cerisaie était basée sur une affaire d’héritage et liquidation qui se termina en 1909 mais dont Tchekhov avait pu suivre les péripéties car le propriétaire était de ses relations. Et ladite Commission de faire poser une plaque commémorative sur les lieux supposés ! Non loin d’Odessa.

Comme son nom l’indique, Tchekhov avait des origines tchèques et se fichait pas mal des querelles nationalistes; il serait effaré du spectacle en cours. Translate into English The Cherry Orchard

Oubliez-moi.

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Je ne peux m'empêcher de rire. Faire retraite
pour mieux travailler, io crepo se non rido!

Bon, j'arrête avant le hoquet fatal. Il y a longtemps,
très. Avant le grand exode qui a duré, mais duré tant
qu'il n'est pas encore tout à fait terminé.
Du temps d'avant l'exode rural et de la frénésie sub-
urbaine qui nous a pris si violemment, on était d'un
village.

Et quand je dis qu'on était d'un village, je veux dire
qu'on était d'une famille qui habitait tel village.
Ce qui ne veut pas dire qu'on était vraiment de ce village là.
Être d'un village, c'était appartenir à une famille qui
était là depuis toujours, qu'on ne se souvenait pas d'un
temps où cette famille n'habitait pas là.

Il suffisait qu'un seul villageois se rappelle d'une époque
où personne de votre famille n'y habitait pour qu'on dise,
vous n'êtes pas d'ici.
Quelquefois, celui-là avait encore en mémoire l'endroit,
un autre village distant d'au moins 2 lieues, d'où votre
aïeul venait.
Ça pouvait s'être fait 4, 10 ou 20 siècles avant. Qu'importe.
Tant qu'un seul ancien se le rappellera, vous ne serez point
d'ici.

Vous imaginez un peu le voisinage, il en sait plus sur
vous que vous-même. La couleur de vos cheveux,
et celle de vos yeux, il vous cite quelqu'un de votre
famille qui avait justement ces caractéristiques physiques.
Même le caractère, et la morale, le tempérament et
l'intelligence vôtres, sont connus avant que vous ne soyez né.

On peut comprendre que certains à la réputation moyenne
ou qui voulait ne se faire que par eux-mêmes, se soit enfui
de là pour que cesse la litanie des souvenirs familiaux si
implacables que vous n'étiez jamais que de cet famille qui
était d'ici ou d'à côté.

Le cloître, c'était peut-être un bon moyen pour qu'on vous
oublie. Silence, ne me dites plus rien de moi !

Mais, il y a pas beaucoup de moyens de ne pas se souvenir
soi-même de soi. On devient son propre contempteur.
Rien de si harassant que le travail pour s'oublier soi-même.

La résidence impériale de Tsarskoïe-Selo¹ (le Bourg du Tzar), est située à vingt-deux verstes environ de Saint-Pétersbourg, sur une éminence peu élevée qui domine la vaste plaine d’alluvion formée par la Néva; un chemin de fer la met en communication avec la capitale.

La ville (car on ne peut plus lui donner le nom de bourg) est, comme toutes les villes nouvelles de Russie, vaste et bien percée; de coquettes maisons de campagne, ornées de fleurs pendant la saison d'été, bordent ses rues larges et bien alignées ; l'église principale, avec ses cinq coupoles dorées, placée au milieu d’un quinconce de tilleuls, |’annonce au loin l'importance de cette cité, qui doit toute son animation à la fréquence des séjours de la cour impériale.

Catherine II en avait fait son séjour de prédilection. C’était alors le règne des festons et des astragales, de cette architecture d'un goût contesté à laquelle Louis XV et Mme de Pompadour ont laissé leur nom, mais à qui cependant on ne peut refuser une certaine grâce et de l’invention dans le détail. Le palais de Tsarskoïe-Selo, dû à l'architecte Forster, est peut-être l'expression la plus complète de l'architecture de cette époque ; la façade, vaste et de belles proportions, est entourée d'un hémicycle renfermant d'immenses dépendances ; de nombreux logements forment une cour d'honneur en rapport avec la splendeur du palais ; la décoration extérieure est riche et mouvementée, l’ornementation, qui jadis, par excès de recherche, était entièrement dorée, a été, sous le règne de l’empereur Nicolas 1er, recouverte d’une couche de bronze. Peut-être l'aspect général du monument avait-il plus d'originalité, alors que sous ce ciel doux du Nord il attirait de loin les regards sur ses murs blancs constellés de paillettes d'or et que surmontait un toit peint en vert, clair et de ton brillant.
L'intérieur du palais témoigne également de la richesse des souverains de la Russie; ce serait une longue nomenclature que celle des œuvres d’art qu'il renferme ; la plume richement colorée d’un écrivain français, M. Théophile Gautier, les fera bientôt connaître à tous ceux qui s ‘intéressent aux arts.
Le parc, couvert de beaux ombrages, entouré de vertes prairies, de bois d'essences variées, arrosé par de nombreux canaux serpentant en rivières ou s’élargissant en lacs, est planté sur un terrain un peu accidenté qui contraste avec la vue des plaines unies des environs de Saint-Pétersbourg. Ses allées sinueuses, entretenues incessamment avec une minutieuse propreté, ménagent à chaque pas une surprise au promeneur. Là, c’est une colonne monumentale, ici, les rives d'une église gothique ; plus loin, un théâtre ; au détour d'une allée, on rencontre un obélisque au pied duquel sont enterrés quelques-uns des chiens favoris de la Sémiramis du Nord et sur la pierre funéraire de l'un d'eux, on peut lire les vers agréables que M. le comte de Ségur a consacrés à sa mémoire, Citons encore l’arsenal fondé par l'empereur Nicolas 1er, prés duquel pâliraient l'Armeria de Madrid et la salle des Armures de Malle, tant sont nombreuses et riches les armes qui y sont renfermées, Dans ce recueil, on a déjà représenté l'Hospice de la vieillesse destiné aux chevaux qui ont été montés par les souverains de la Russie (¹). Il faudrait décrire aussi le palais bâti pour l'impératrice, mère de l'empereur Alexandre II ; le village chinois, Kitaïskaya-Derevna, groupe de maisons dont la vue fait songer aux temples bouddhiques, et qui servent de résidence aux personnages les plus hauts placés de la cour ; et le bâtiment de l'Amirauté.
Mais nous devons nous borner et parler ici avec quelques détails du Kiosque représenté par notre gravure.
À peu de distance du palais, dans le fond de la vallée, on a creusé un vaste lac, Sur l'eau limpide, une flottille en miniature sert à initier au rude métier de la mer les jeunes fils de l'empereur ; au bord, on remarque un bâtiment sombre d'apparence, c'est l'Amirauté. Là, sous des cales couvertes, sont rangés tons les genres connus d'embarcations, depuis la pirogue de Malaisie jusqu'à la gondole vénitienne, Plus loin, on remarque un charmant petit monument construit par M. Monigheti, architecte actuel de Tsarskoïe-Selo.
C'est un bain turc qui reflète sa délicate construction dans les eaux pures du lac. L'intérieur en a été rapporté d'Andrinople lors de la guerre, heureuse pour la Russie, qui se termina par le traité signé dans cette ville. Si l'on porte la vue sur l'autre rive, on voit le palais dominant de sa masse imposante la vaste ceinture qui l'entoure, et au bas d'une longue allée de sycomores et de sapins, près du rivage, un kiosque coquet et élégant opposant sur le vert foncé de la végétation sa blonde silhouette. Ce Kiosque est un de ces monuments comme il s'en trouve dans tout jardin anglais. Il n'a aucune destination ; mais on peut le considérer commee le type complet de ce que le siècle dernier a laissé en architecture de plus fin et de plus recherché dans les détails. Le parc et les jardins de Tsarskoïe-Selo se joignent sans interruption avec ceux de Pavloski, résidence du grand-duc Constantin.
Là, le terrain est encore plus accidenté, la végétation peut-être plus puissante, les eaux sont plus abondantes, et lorsque, entraîné dans un léger drajsky, on parcourt ces deux fraîches oasis par un beau jour d'été, il est impossible de se figurer que l'on touche à la limite du soixantième degré de latitude.

¹ Article paru dans la Magasin Pittoresque 1861 29ème année pages 153-154

Ma ville, non.

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Ma ville. Il disent cela, ma ville. Leur ville, c'est là où ils vivent. J'habite une ville depuis 1985. 28 ans. Je n'en suis pourtant pas. Non, « ma ville », je ne dis pas ça. Pourtant, je la connais bien. Pas toute, non. Je sais, du moins, des histoires de cette ville. Je connais les berges de ses deux rivières. Je suis un promeneur des chemins de halage et de contre halage. Toujours, marchant le long d'une rivière ou d'un fleuve.

Avant 1985, j'ai habité dans un petit village de la Drôme. Je n'en étais pas. Non. L'ancrage au territoire était très fort, il fallait être de là depuis des générations.
Et même, certains dont les aïeux étaient nés là depuis tant et tant, n'étaient quand même pas tout à fait d'ici parce qu'on leurs connaissait un ascendant qui était venu d'un autre village. Ça pouvait faire trois siècles, ses descendants étaient encore liés à cet endroit originel et qui en faisaient des « étrangers » Trois siècles qu'une branche familiale se déployait là dans ce village, et ils n'en étaient pourtant pas. J'y avais passé trois hivers et on me disait :
Pour être du village, il faut y vivre toute l'année. Oui, moi cela faisait trois ans, un moment infime. Et pourtant, le village, il mourait.
Depuis longtemps déjà, les descendants des familles le quittaient pour aller aux alentours des grandes villes. Et ils y avait deux villes dans leur cœur, le village, berceau de leur famille et la ville suburbaine où ils vivaient.
Ils disent : ma ville. Laquelle ?
Je n'ai jamais dit ma ville. Non, jamais.

Voyageur, étonnant !

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Dans le ventre chaud du Léviathan, on aime se vautrer sous la surveillance des mères évertuées à attendre les départs.

Car on part de nos jours et plus qu'on ne le croit. Simplement, on se rend en masse dans des mers du Sud étonnantes certes, mais laides et sévères comme les anciennes tenancières des commerces qui comptaient aussi bien et même mieux que les comptables oblats et clercs des institutions vénérables et froides aux mains des pères absentés.
En se rendant au delà des milieux surchargés, on gagne plus, il parait.
Et si on s'en va dans des places off-shore d'entre les frontières, c'est aussi pour rêver d'un ailleurs, d'une vie d'outre-enfance qui s'exubèrerait des confins.

De prodigue, on reviendrait exote soi-même, paré des rêves qu'on a perdu en chemin. Enfin son Je transcendé en un autre qui serait inconnu à soi-même et nous serions fier d'avoir mué, de le faire savoir rien qu'en apparaissant à nouveau, heureux d'avoir fait un voyage.
Et de pouvoir mentir. Oui. Mentir son soûl.

Car on raconterait n'importe quoi, des êtres et des paysages inventés mais que nous avions poursuivis vainement.
L'espoir de l'Autre, nous l'avons définitivement abandonné.

Alors que nous étions venus là pour se garder une place là-bas dont nous venions, d'autres étaient déjà dans cet ailleurs surévalué pour se construire une place qu'ils n'avaient jamais eu là d'où ils s'étaient enfuis et ils étaient habités par avance de la peur qu'on la leur volât quand ils seraient retournés.
En fait, nous avions en tête les mêmes calculs.
Et de nos paris respectifs lesquels étaient les plus sûrs ?
Nous ne le savions plus.
En tous cas, c'était certains nous étions absolument semblables, au mot près.

Ailleurs, le temps est suspendu car il n'y a pas d'occasion de s'installer. Tout y est si prévisible et transitoire. Transit est le maître-mot des conditions hagardes de ceux qui œuvrent pour des économies. Les grandes qu'ils servent, les petites qu'ils accumulent pour leur retour.

À quoi bon révéler des vérités prosaïques :
Nous étions si seul le matin dans la chambre vide de toute humanité. Un oiseau accroché sur le rebord étroit de la fenêtre étanche perçait l'insonorité industrielle de ses cris affreux d'animal, adressés à l'animal que nous étions nous-même, s'éveillant à peine. Aussi, seul nous étions, avec, en plus, la conscience de notre faim de quelque chose pour laquelle nous n'avions pas de mots.

Et ce n'était pas seulement de nutriments pour la chair dont nous manquions, mais d'idéal. Car c'est ainsi que nous sommes au lointain, sans idéal autre que celui d'un épicier qui se voudrait poète et non qu'il l'a été comme notre premier précurseur sur ces chemins inter frontaliers et sauvages.

Qui a fait une odyssée, qu'il la raconte !
Ô oui, qu'il ne se prive pas !

On y croira avec ferveur nous qui consumons notre jeunesse ailleurs et nos parents qui nous ont hypocritement laissé partir comme pour une campagne qui cache son nom seraient rassurés par des histoires.

Personne ne saura que vous avez inventé un invraisemblable. Nous, c'est certain, on ne détrompera personne.

Juré, nous serons votre jury d'honneur. À vous, raconteur de notre légende.

Voyage

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Machu Pichu

En 1979, j'étais confusément en recherche d'identité. Je me figurais que vivre une expérience initiatrice révélerait ma personnalité. C'était à la fin de l'année, je me trouvais en Amérique Latine. J'avais cédé facilement à un tropisme de l'époque. Au cours d'un grand voyage, s'aventurer à la rencontre d'étrangers d'autres cultures. Au Pérou, sur le haut-plateau andin, une route relie des villes au baroquisme colonial jusqu'à Cuzco l'inca. On m'avait donné l'adresse d'un contact dans l'une de ces cités au-dessus de Lima. Le jeune péruvien m'a proposé d'assister à la fête annuelle d'un village d'où sa famille était originaire. Un train à vapeur nous y a amenés, m'écartant des touristes.
Je découvrais un paysage monotone et in-domestiqué où l'absence prédomine jusqu'à l'horizon vertical des Andes. Propriétaire de fruitiers qui faisaient sa fortune et accessoirement survivre les villageois, une dame âgée très hispanique, curieuse, m'offrait un bon accueil. Les habitants étaient indiens sauf la famille de mon hôte et le curé créole. Un incident m'exposait à une situation insolite.

On me faisait visiter les alentours quand, soudain, en approchant d'une bâtisse qui servait d'habitation à un autochtone qui représentait l'autorité coutumière, des enfants indigènes ont lancé des cailloux. Sans atteindre quiconque, il visaient sans équivoque mes hôtes. Le patron quechuan s'est interposé, suspendant la haine viscérale. Je découvrais l'effroyable hostilité entre des êtres. L'humanité même était en question, ontologiquement. Un système relationnel, comme entre deux espèces, se fondait seulement sur l'animalité des rapports de domination et de soumission. Je ne pouvais considérer un autre humain que sur un mode d'égalité essentielle. En acceptant l’Autre, je croyais accéder à son monde. Ici, j'étais au comble de l'altérité telle que je me la figurais, aux contact de civilisations si différentes. Une acculturation féroce les renfermaient tous dans le secret des liens communautaires. Le patron est venu près de moi de telle façon que j'étais entre lui et mes hôtes qui s'étaient figés. Une loi tacite régulait la distance relative entre eux. Alors, le lien de la parole a commencé de se dissoudre. Tout passait par des sensations primaires. J'ai perçu de ceux qui m'avaient conduit à  cette confrontation, la profonde répugnance de cette proximité. Mon indifférence à çà, les décevaient. Ma présence naïve a instauré l'assentiment réciproque de lever la violence habituelle de l'affrontement entre les maîtres et leurs serviteurs. Je devenais pour les descendants de colons, l'européen insolent qui ravivait des dangers par inconscience. Je devenais le visiteur magnanime pour les premiers habitants. J'incarnais l'incertitude pour tous. Avec une bienveillance désabusée, mes hôtes refermés acceptaient que je me livre à une curiosité qui leur était obscène. Ils avaient eu ce malentendu avec d'autres visiteurs. Mais l'indigène, s'est approché de moi, il m'a souri, m'a fait un petit signe, le suivre tandis qu'il allait vers sa maison, il m'a fait entrer. Dans l'unique pièce en terre battue, juste une natte sur le sol et quelques ustensiles de cuisine. Nous sommes restés là quelques minutes. Nous n'avions pas de mots, simplement nous nous souriions. Puis il m'a raccompagné jusqu'au petit groupe qui attendait dehors. Sans s'en rendre compte, cet homme m'a donné mon humanité, hors du langage, par la reconnaissance mutuelle de notre nature d'humain, à la fois proches et tellement différents. Pas de mots, les expressions de nos visages, des gestes furtifs.

J'avais une chambre dans la maison familiale mais ils ne m'ont pas ouvert l'accès à cet intérieur privé au cœur de leurs existences. Je croisais quelquefois la maîtresse du lieu. Assise dans un petit salon, elle m'invitait, avec aménité, du regard à m'installer face à elle. Si je parlais, elle baissait les yeux assez tristement. Je comprenais qu'elle ne répondrait pas. Les paroles s'évanouissaient.

La fête était bruyante de musique. Les villageois excités défilaient en désordre dans les ruelles terreuses. Des hommes me poussaient dans une cahute pleine de monde. On servait de la chicha amère, une bière de maïs. Serré entre eux, je buvais aussi. Je ne comprenais pas leur idiome. Aucun ne savait l'espagnol. Leurs gestes ne me signifiaient rien. La nuit venue, nous sortions rejoindre des orchestres. Des danses colorées tournaient autour des musiciens saouls. J'errais jusqu'à ce que des femmes moins timides me tirent pour danser chastement. J'étais un objet dont on se servait ingénument. Le côtoiement, sans menace ni affection, était un attribut de cette fête là. Je cherchais des regards ne trouvait que l'insondable. Rien ne se montrait des histoires qui les liaient. Je ne voyais qu'une folie de carnaval exacerbée par l'alcool. Je perdais la notion de la durée. J'étais hors du langage. Sans mots, sans gestes, sans médiation, le vivais le cahot de l'in-communication. L'impensable, l'indicible, l'intransmissible et l'obscur me décomposaient en une multiplicité de moi. L'incohérence m'individualisait à l'extrême. Parcellisé, je n'étais pas.“La vérité même de l’être qui se dévoile.”

Je reconnais le vide intérieur, l'insensé. Si je n'écris pas, je ne suis rien.

D'un conte d'Hoffman

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D'un conte d'Hoffman

Par une nuit fort tardive à Dresde malgré les réverbérations diodées des lampadaires urbains, hiératiques comme des grandes colonnes païennes d'un culte aux puissances réticulaires. Aveugles dispensateurs de visions sublunaires des insomnies glacées.

Tel est le décor. Des tripes et du sang ? Non, Willy pas cette fois-ci, c'est un conte, non un drame.

D'un Continental Palace pulse, jusqu'au cœur des nuages grisâtres, des rythmes assombris par le rudoiement des basses folles et l'ébranlement impitoyable des percussions binaires.

Les esprits abreuvés, ivres des sons, dégagés des pressions intérieures délèguent aux corps souples, ondulant leurs ombres longues, des émotions noyées à demi par des alcools, innommés fantasmes.

Délirants idéaux, les grands fleuves toujours charrient. À Dresde, l'Elbe est une légende vivante, un flux continu d'histoires de tous les possibles. Combien de figures ont moiré leurs pâleurs. Sourires et pleurs. Soupirs premiers et souffles jusqu'aux derniers.

Personnages extravagants pourtant il y a eu lors des carnavals déconcertant des valeurs sures. des terreurs aussi, rixes à sangs, des furies d'hommes, des déchaînements de femmes mimétiques dans des clameurs ordaliques.

Une Brambilla est sortie sans se férir d'une peur ingénue. Comme princesse, elle a renoncé aux frayeurs, si tôt. À sa seule vue un métalleux ahuri s'est troublé. Freak and monster Un éclair damasquin a saturé son regard. Et alors ? Un délire pur, une passion stendhalienne l'a transformé en bohémienne pour dire l'aventure.

Le métalleux ne hurle pas, assez d'essais vains ne troublent pas l'émotion esthétique d'un instant de vrai poésie, il se penche avec douceur Pour le Beau, retourne la main pour découvrir un destin dans les plis incarnats de la paume nacrée de Brambilla.

Nul n'a su ce qu'il avait déchiffré, des clameurs virils ont évanoui l'incroyable transfiguration :

Des rockers hystériques ont crié au v(i)oleur, des honnneurs pertubés des âmes droites et fines comme les lames, demeurent. Brambilla est bien triste de sa liberté si diaphane qu'elle ne se perçoit pas.

Des ordres ? Désordre ! Libertaire, solitaire, c'est la vie de Brambilla.

Homme, hystérique ? Quelque chose ne colle pas L'oxymoron dégénère en une plaisante farce de Huit-Mars. Le genre tremble ce jour là plus que les jours ordinaires ?

Ou bien est-ce déjà l'effet des équinoxes qui se fait sentir ? Une folie d'un grand air déjanté comme un romancero teutonique.

Ce soir là, un papillon de nuit précoce a voleté. Nul ne l'a vu mais un de ses battement d'aile a créé un tourbillon aussi massif que virtuel ébranlant la Toile.
Ce qui est inconcevable un 8 mars au 21 siècle...
Non ? Oui ?

Il lisait debout.

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J'avais rendez-vous avec lui. J'étais en avance d'une demi-heure quand je l'ai vu sur le balcon. Il lisait debout. Ses lunettes aux verres un peu fumés allaient du livre appuyé sur la rambarde vers le ciel de mai. Et il souriait de ce bonheur de lire, pour lui-même. Sur le moment, j'étais ravi. Puis j'ai pris peur qu'il me découvre. Je me vexais de cette bouffée de gène. Vite, j'obliquais dans une petite rue, décidé à marcher pendant toutes les minutes jusqu'à l'heure de la rencontre. Je savais quel livre il lisait à cause d'un rêve. Je le lui avait raconté. Il me parlait en italien, je peinais à répondre dans cette langue que je connaissais mal. C'était tout le rêve, des mots dont, au réveil, j'avais perdu le sens. Il a paru tellement surpris. Il me révélait sa passion pour l'Italie. Depuis toujours, il y séjournait un ou deux mois chaque année. C'était comme une affinité, lui l'italianiste avec le descendant d'aïeux immigrant, indicible, tenant d'une mentalité archaïque qui me restait encore et qu'il aurait acquis à force de familiarité avec la culture.

Il lisait donc une histoire qui se passe dans un pays où le ciel curieusement se pare des mêmes couleurs de printemps que celui de Paris. Nuance perse tendue et limpide comme l'eau d'un lac qui s'expose. De ce pays, on voit d'abord les montagnes. Si l'on vient du sud par la route côtière, elles surgissent aux confins bien avant de parvenir. On se fait alors la promesse d'un feu suspendu au milieu de la pièce chaude qui conjurera leurs froideurs. Par le Nord, on les traverse et, par un je ne sais quoi de folie de la nature, les arbres qui se tordent, les buissons qui durcissent d'épines, un éclat de soleil qui percute les rocailles, on sait qu'on y est. Et le paysage s'abaisse en collines jusqu'à découvrir la plaine qui s'incline en pente hyperbolique jusqu'à la mer. Des montagnes, une plaine qui paresse dans une semi-verdure. L'entaille est là, qui surprend le voyageur. C'est le parcours d'un fleuve qui déchire la terre, s'encombre de caillasses, déverse des eaux rapides jusqu'à la côte qu'il écartèle. Des montagnes, une plaine, l'entaille. Des montagnes au nord, la plaine, au sud la mer, l'entaille au milieu de la plaine qui fait une intime césure. La dualité hante toutes les histoires qu'on raconte de chaque bord du fleuve hirsute et capricieux.

Il lisait debout au travers de ses lunettes sombres que ce pays possède sa propre parole. Un langage né ici, qui se parle encore, qui se pense de moins en moins. Il s'émerveille, en levant les yeux vers le ciel de mai, des variations subtiles des intonations, de la richesse des expressions idiomatiques, de la couleur des jurons, de toutes ces paroles qui trahissent l'interlocuteur. Car de ses tournures de phrases, on sait de quel village, de quel rive du fleuve il provient. Ici, la liberté est une affaire de mots. Pour s'affranchir, il faut apprendre une autre langue, oublier le sabir maternel. Jargon d'église ou de justice, idiome savant, n'importe. Il faut dire autrement.

Il lisait debout sur le balcon que la terre de ce pays est belle et rousse. Elle fleurit tout au début du printemps et garde assez de verdure le reste de l'année. Parfois, elle se prend de tourments. Elle tremble si fort que l'entaille qui la fend prend des détours. Des poutres brisées, des tas de pierres, des volutes de poussière, des pleurs, des imprécations. Tout est désordre. Elle a bougé si fort. Le monde est à refaire. On recommence depuis le début avec la peur. Reconstruire et les routes et les ponts et toutes les maisons. Ainsi, le pays est toujours neuf.
Le passé est juste d'hier. On l'a enfoui avec les morts dans les cimetières dévastés. Bien des dates sur les tombes sont le seul témoignage des secousses mortelles du paysage. Qu'y avait-il avant ? On ne sait pas très bien. On n'ose pas dire, par superstition, qu'un malheur si épouvantable qui ne provient pas des hommes mais de la nature même, ne soit le châtiment implacable de fautes terribles.

En mémoire de Pier Paolo Pasolini et de sa province frioulane.