Îles

Correspondances et cartes

On dit jamais les fifties ?

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enter image description here Les années 50, celles de Boris Vian et du bebop n'ont jamais fait florès des nostalgies-marchandises. Tant mieux ?
Une philosophe dans le miroir, ses épaules nues supportent les regards sans idées.
Tandis qu'elle, indifférente à son image même, elle pense. C'était aussi l'époque du surgissement de ce réalisme enchanté, des femmes pensantes comme jamais autant
avant elles dont on ne parle toujours pas, comme si elles n'avaient jamais existé que légendaires. Tant mieux ?
Des noms, très peu, circulent qu'on accouple à des images de corps nus, des beaux culs,
des seins magnifiques de leurs congénères contemporaines qui les illustrent comme dangereuses, plutôt des chairs de pinup que leurs pensées vénéneuses qu'on cite à peine,
bien forcé, à cause de leurs prénoms de femmes. On les case vite fait à l'ombre d'une personnalité célèbre et surtout bitée celle-là, bien masculine à défaut de virilité, vertu
dévaluée beaucoup en ce temps-là. Tant mieux ?
On dit que c'était le commencement des 30 glorieuses. Pourtant, on était si pauvres.
Je ne crois même pas qu'on avait l'espoir d'un meilleur. C'était au jour le jour…
Tant mieux ?
Staline est mort au beau milieu de la décennie, la classe populaire aussi a suivi.
Le peuple est devenu au fil de la décolonisation atroce des populations en déshérence de leurs cultures inutiles désormais et perdues très bientôt dans des brutalités indicibles. Tant mieux ?
Celles qui ont pensé tout cela, les belles spirituelles d'après-guerre. Nul amour fou pour elles après qu'elles ont été. Il faut le dire, elles nous ressemblaient si peu. Et l'amour n'est-il pas ressemblance ? L'oubli pour elles, alors.
Comme un viol par ce silence ferme et obtus de leurs idées. Tant mieux ?
On relate avec hypocrisie les évènements de cette décennie du demi-siècle, très paralittéraire, aux arts et aux musiques si solitaires et incompris. Des souvenirs ambivalents, presque mauvais, c'est pour ça, on passe allègrement à d'autres réminiscences décennales où on peut se perdre avec la complaisance perverse qu'on a des belles époques. On peut aussi se faire peur, pas trop quand même.
Un peu, c'est bien, c'est bon ! Tant mieux ?

Une philosophe dans le miroir, ses épaules nues supportent les regards sans idées. Tandis qu'elle, indifférente à son image même, elle pense.

D'un conte d'Hoffman

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D'un conte d'Hoffman

Par une nuit fort tardive à Dresde malgré les réverbérations diodées des lampadaires urbains, hiératiques comme des grandes colonnes païennes d'un culte aux puissances réticulaires. Aveugles dispensateurs de visions sublunaires des insomnies glacées.

Tel est le décor. Des tripes et du sang ? Non, Willy pas cette fois-ci, c'est un conte, non un drame.

D'un Continental Palace pulse, jusqu'au cœur des nuages grisâtres, des rythmes assombris par le rudoiement des basses folles et l'ébranlement impitoyable des percussions binaires.

Les esprits abreuvés, ivres des sons, dégagés des pressions intérieures délèguent aux corps souples, ondulant leurs ombres longues, des émotions noyées à demi par des alcools, innommés fantasmes.

Délirants idéaux, les grands fleuves toujours charrient. À Dresde, l'Elbe est une légende vivante, un flux continu d'histoires de tous les possibles. Combien de figures ont moiré leurs pâleurs. Sourires et pleurs. Soupirs premiers et souffles jusqu'aux derniers.

Personnages extravagants pourtant il y a eu lors des carnavals déconcertant des valeurs sures. des terreurs aussi, rixes à sangs, des furies d'hommes, des déchaînements de femmes mimétiques dans des clameurs ordaliques.

Une Brambilla est sortie sans se férir d'une peur ingénue. Comme princesse, elle a renoncé aux frayeurs, si tôt. À sa seule vue un métalleux ahuri s'est troublé. Freak and monster Un éclair damasquin a saturé son regard. Et alors ? Un délire pur, une passion stendhalienne l'a transformé en bohémienne pour dire l'aventure.

Le métalleux ne hurle pas, assez d'essais vains ne troublent pas l'émotion esthétique d'un instant de vrai poésie, il se penche avec douceur Pour le Beau, retourne la main pour découvrir un destin dans les plis incarnats de la paume nacrée de Brambilla.

Nul n'a su ce qu'il avait déchiffré, des clameurs virils ont évanoui l'incroyable transfiguration :

Des rockers hystériques ont crié au v(i)oleur, des honnneurs pertubés des âmes droites et fines comme les lames, demeurent. Brambilla est bien triste de sa liberté si diaphane qu'elle ne se perçoit pas.

Des ordres ? Désordre ! Libertaire, solitaire, c'est la vie de Brambilla.

Homme, hystérique ? Quelque chose ne colle pas L'oxymoron dégénère en une plaisante farce de Huit-Mars. Le genre tremble ce jour là plus que les jours ordinaires ?

Ou bien est-ce déjà l'effet des équinoxes qui se fait sentir ? Une folie d'un grand air déjanté comme un romancero teutonique.

Ce soir là, un papillon de nuit précoce a voleté. Nul ne l'a vu mais un de ses battement d'aile a créé un tourbillon aussi massif que virtuel ébranlant la Toile.
Ce qui est inconcevable un 8 mars au 21 siècle...
Non ? Oui ?

Disposé à la perdition.

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J'ai rêvé la nuit dernière. De tubes verticaux, vaguement parallèles, supportaient des chiffons. On aurait dit des fragments de sac de jute au maillage grossier. Ils évoquaient les idéogrammes magiques d'une écriture ancienne et chargée de magie. Et ces barres de métal terne, assemblées en leur armature structurée géométriquement, évoquent, bien après le rêve, l'implacable pouvoir d'un dispositif dont je croyais être l'assembleur naïf qui travaillerait ainsi à son propre malheur.
 Et ce mélange de tubes métalliques et de bouts de tissu informes déploie en moi la mécanique de l'angoisse. Pris à mon propre jeu d'expression, l'automatisme échappe à la logique et je deviens pour ma plus grande frayeur l’haruspice impuissant d'un ouvrage obscur que je ne maîtrise pas.
 Le sentiment de solitude m'étreint tellement que je voudrais que l'affect douloureusement imprécis qui en découle, perde cette inférence inéluctable qui me condamne par mon travail même d'entropie.
 Je suis la cause de cette spirale qui descend dans une in-cohésion à laquelle, pourtant, je m'efforçais d'échapper, mais au sein de laquelle j'ai plongé. Par ma faute. Le goût pervers de la terreur de chuter dans le vide.
 L'angoisse est suffisamment mordante pour que je me sente obligé de transformer la souffrance en libido. Je m'impose de désirer sensuellement ces barres, comme si le sens, incorporé en une figure charnelle, pouvait procurer une sorte de plaisir à s'identifier à la forme ainsi induite par une imagination apeurée.
Et je voudrais tant que cela finisse.
 Je suis si seul qu'il me vient l'obsession d'une compagnie complice. Je me débats dans la complexité et ce que je produis est une forme qui devrait être acceptée comme un ordre dessiné sur la matière même du chaos. Cette matière que je tente désespérément de dire.
 Il y a ces chiffons insignifiants, simples morceaux d'une conscience dispersée. Les mots s'ensuivent et tentent de construire autour du désordre de l'aporie, un sens qui, ne dépendant que de moi, est condamné à la suspicion.
 Qu'au moins, un témoin intraitable et respecté des autres décrive les plaisirs étranges d'être éperdument dans le déchiffrage de sa propre signification.
 Finalement, je ne suis rien. Je veux dire que, même si je désire des étreintes symboliques, je voudrais qu'on ne me marque pas. Je voudrais n'être pas le candide dont on moque l'ignorance des rites inconnus et qui le blessent.
 La figure virile qui fait l'unanimité par la vertu de son apparence masculine, telle qu'elle se décline aujourd'hui, toute image et mouvement, grâce nerveuse du geste technique, vitesse et félinité d'assassin justicier, et qui me côtoierait sans m'anéantir ni même me maudire ou m'exposer à la vindicte.
 On dit que les femmes font parure de la moindre étoffe à leur portée. Alors ces chiffons serrés aux barres, quelle signification autre que celle d'une femme liée à cette structure coercitive et qui serait alors le véritable objet du désir, ou bien, le signifiant incalculable de la métaphore de ma parole encore silencieuse, alors je l'adorerais bien trop tôt avant qu'elle ne se reconnaisse icône.
 Pourquoi dans cette grande salle commune, alors que j'essaie de trouver, pour moi, une place où s'allonger, à demi couchée, dévêtue, mais en partie recouverte d'un drap, elle paraît s'éprendre de moi ? Et pourquoi je suis pris de l'envie d'agir afin de l'attirer contre moi et d'éprouver la maigreur de ses membres ? Si je ne sens pas sa poitrine, ses seins sont tellement menus, ce manque évident du féminin m'attire au point de faire sourdre encore le besoin d'élucider l'inquiétude qui l'étreint. Sa question muette qui est toute dans son regard, je me la pose sans l'énoncer, et le devoir de la résoudre dont je m'affuble, parce que j'interprète ainsi le don d'elle qu'elle paraît me faire, probablement à contrecœur, ne me concerne que parce que j'aurai la force et l'intelligence de son élargissement. Donc, de sa fuite loin de moi, je le redoute. Je la crains autant que je crains la déception de mes extrapolations quand le temps viendra de les confronter à la réalité. J'aurais pensé tout cela en vain. Élaborant une histoire qui ne m'arrangeait pas, mais qui me donnait l'espoir, vague, je n'ose pas formuler ça tout à fait, je crois, d'une acceptation de moi par elle. Pourquoi moi ?
 Quelle est la nature de cet être qui semble s'affecter pour moi tant, que cela me parait étrange. Elle me dit qu'elle est prisonnière d'une institution, mais aussi de ses songes aberrants, et je voudrais lui promettre, mais je ne le fais pas, que, peut-être, j'ai assez de la sagesse de la femme pour la sortir de là.
 Oui, je ne le dis pas, mais qui sait si, par la puissance de mon dire, je l'élargissais de sa contrainte ? Je ne dis rien. Je pense à ce qu'il en est d'elle réellement et des choses m'apparaissent clairement sur elle et qu'elle ne m'a pas dites. Du moins, pas tout de suite, ou, plutôt, que je n'ai pas entendues quand elle me le murmurait et je pensais trop à mon propre malheur et l'incapacité dont j'ai peur de faire preuve au moment de la sortie. On nous arrêterait avant d'avoir franchi le seuil pour me maudire assez afin que je perde toute volonté et tout désir d'être.
 Cette institution supérieure comme une administration qui régit les êtres comme moi parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils pourraient bien faire de leur vie.
Qu'est-ce que tu vas devenir ? Ainsi, le professeur de littérature, complice d'aveuglement, s'adressait à moi, en public, devant tous les autres élèves amusés, d'autant plus, que leur sort d'héritiers était déterminé. Du moins, c'est la certitude qu'on m'en avait donné afin que j'approfondisse le malheur de ma perdition déjà décrétée avant que je naisse.
 Quelquefois, je voudrais partir. D'ailleurs, quand je rencontre cette jeune femme, si fille, dans le dortoir improvisé, précaire et public, peuplé de présences humaines insensibles, voire hostiles et qui se démarquent de moi, étranger, qui n'a pas le langage qu'il faudrait pour se faire entendre et acquiescer à leurs avis. Le dortoir de fortune devient alors le lieu d'un périple domestique qui consiste à chercher la place, introuvable d'ailleurs, d'une intimité sécurisée et qui ferait humanité en protégeant les prolégomènes d'une relation. Je suis étranger et elle reste, la jeune femme ambivalente comme mon désir, car je le pressens, je ne suis qu'un possible donateur d'une chose que je ne discerne pas. Et qui serait ce désir de l'autre qui est au-delà de moi et dont je suis presque certain de ne pouvoir le faire surgir d'elle.
 À chaque fois, au plus fort des élaborations compliquées du rêve, au prix d'une peur envahissante, dont l'imprégnation en moi fait qu'elle déborde de l'univers onirique décousu que je forge, sortant de la narration sophistiquée entre l'énigme et l'absurde, fuyant l'apparente logique de ses ressorts forcenés, il ne me reste que cette sensation morbide, irraisonnée : la certitude de mon ébranlement intime.
Alors, que suis-je donc, que faut-il, réduit à quasiment rien, pour exposer, sans fin, ce self défait, friable, ⁣insuffisant ?
Autofiction ?

Gravité mortelle de l'amour.

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Ainsi était-elle.

Absence

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L'hélespontine.

J'avais trouvé un livre d'elle. De Sybille, son prénom. Elle est une fille de… lourdeur du nom.
Le titre de son livre, “Points de suspension”. Des petits textes courts rassemblés en un volume. Où il est question de sa vie ordinaire, comme des instantanées d'une personne dans des situations en apparence banale, pleine d'elle-même face au monde, sensible et silencieuse, en présence discrète, plutôt un regard et une écoute. Elle ne semble pas avoir peur. Elle ne s'évite pas la réalité. Les affects ne la déplacent pas.

Elle disait qu'elle avait souffert de lui, son père. A cause de l'absence qu'il lui a fait subir.
Et ça fait écho à ma propre douleur (je cède au narcissisme du lecteur). Une part de ma souffrance provient sans doute de lui, mon père. De son absence.

Le défaut d'un discours paternel, son silence si particulier qui occupe mon enfance.
J'ai su plus tard qu'il ne savait parler que des autres, ceux, quels qu'ils soient, qui le distrayaient de l'existence. Autant dire qu'il fallait être dans le cercle étroit de la présence physique pour qu'il s'intéressât à quelqu'un. Il ne disait que des riens ou presque. Les conversations tenaient des racontars de voisinage ou de l'évocation vague de souvenirs qu'il avait en commun avec l'interlocuteur et qui n'avaient d'intérêt que pour eux. Je crois qu'il prenait ça pour de l'amitié, ces présences, pourvu qu'elles soient répétées
assez de fois pour faire trace en lui. C'était un accident s'il lâchait quelque information qui fasse écho.

D'où une certaine réserve en ce qui nous concerne. Nous avions si peu en commun. Il ne pouvait rien dire de nos premières années. Il aurait été gêné si je lui avais demandé d'en parler. Ainsi n'a-t-il rien expliqué de son départ, ni pourquoi il n'avait pas fait le moindre signe. Il faisait douter qu'il eût le moindre attachement. Au fond, cette séparation l'avait soulagé. Comme il avait fait peu de cas de ses enfants, il ne se sentait aucune responsabilité. C'était une forme d'abandon qu'il avait assumé de loin.
Mon père n'est pas une figure. Je ne peux qu'en faire un portrait en creux. Il ne tient que par ses manques. Sa vie est si fade, si vide. Et ce vide m'est une forme de malédiction. J'ai peur à mon tour de sombrer dans ce rien. De laisser filer les jours comme lui, sans rien faire, jusqu'à la fin, transparent.

 L'absence pour moi ne disait pas son nom. Elle s'exprimait par une carence anonyme, non par une jalousie, non par un éloignement. Était-ce un manque de reconnaissance, une identification incomplète à jamais impossible ? J'ai probablement un idéal paternel entièrement fabriqué. Malheureusement pour moi, il tient du panthéon héroïque. Les figures sont trop parfaites. Elles sont de ce fait in-atteignables.
Et cet artifice ne peut convenir vraiment. Il n'y a pas de sentiments, ni de réciprocité. Il n'y a pas d'opposition ni d'atermoiements. Il n'y a que des injonctions impossibles à réaliser.
Être écrivain ou rien. Ne suis-je pas dans le fantasme ? Oui, qu'il me faut défaire. L'image de moi, écrivain, une posture, ne serait que l'avatar issu de mon imagination. Je peine à me construire un rôle, à habiter le costume d'un postiche. Je n'ai guère le temps de me figurer dans des pseudonymes. Je suis condamné à me révéler tel qu'en moi-même. Je ne sais pas si j'ai du talent, si j'ai assez de puissance pour créer. Comment fait-on pour se révéler quand on se hait autant ?

Sybille annonce, à la fin, qu'elle n'écrira plus, qu'elle renonce. Et cette renonciation possible de l'écriture m'obsède. Quand je suis au-delà du doute, que la haine de moi me submerge, brûle en moi et anéantit tout possible, je suis près du renoncement. Cela serait si facile, je n'ai rien à laisser, aucun texte. Il suffit de tomber la tension. Cesser de désirer d'être. Si ce n'était le risque de ne plus vivre vraiment. Il est peut-être un moment où les désirs cessent. Et malgré le vide, on continue de vivre. Ce serait une autre forme de la souffrance. Et comment pourrais-je continuer à lire si je n'écris plus ?

Une économie interne me consume. L'énergie disparaît. Je suis contraint au rien-faire. L'angoisse n'est pas là. Une pesanteur de l'esprit, un abandon de l'intelligence appauvrissent la conscience.
Je n'ai même pas la force d'avoir peur. Les jours passent dans l'attente que se lève cette apathie. J'accumule le désir d'affronter la matière des mots. Je retarde ce moment comme s'il fallait atteindre une certaine intensité de désir afin que faire soit possible. Vaincre enfin la paresse et l'horreur de soi.
Je regrette de perdre ces jours. Je n'ai pas la force de me rebeller. Je ne ressens pas assez le sentiment de l'urgence.
Depuis, j'ai perdu cette envie de figure sur une stèle
grotesque é c r i v a i n. Un soulagement. Je peux continuer d'écrire.

Renverser l'idole.

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enter image description here C'était un rêve d'italien. mais je ne savais pas encore que je l'étais à moitié. Et ce n'était pas un italianisme humaniste et christianisé du quattrocento civilisé et criminel. Non, c'était un rêve dionysiaque, d'une brutalité antique et païenne. Celle d'un enfant qui n'a pas de langage.
Seulement des cris et des affects d'animal. Et c'est comme un hurlement de montagnard, rauque et rude, une explosion avec son souffle de gorge épuisée déjà, alors que le cri retentit encore. Joie mauvaise de l'assassin qui détrône ce qui lui est le plus cher mais qui déjà l'a tué. Et le meurtre, aussi impulsif qu'un acte instinctif nous entraîne par la seule énergie du corps même qui irradie en une pensée, la seule pensée de ma vie qui a une signification précise que je sais dans l'instant même de son irruption sans le mot qui la nommerait et qui l'aurait fixée dans ma mémoire comme un savoir et non pas pas comme une assomption en enfer. Un sentiment radical, dangereux, subversif assez pour ne pas en avoir peur le reste de ma vie, sans doute jusqu'à la fin. Ma première et unique fête onirique et brutale.

Le crime initial, impardonnable, le contraire du crime mythologique du père. Mais qui est en même temps négation du père même dont on fige dans la minéralité diaphane d'un marbre translucide la statue de l'impuissant.

Et moi, pris dans les rets d'une contradiction fondamentale qui rendait mon enfance malheureuse à cause d'avoir de moi-même dans un éclair de lucidité si précoce, trop précoce même, inventé une idée si claire et sans interprétation possible autre que le plaisir mortifère du renversement de l'idole qui se brise dans sa chute. Et la jouissance qui me prend d'avoir oser ce bris implacable et silencieux comme un secret. Cet assassinat n'était pas un meurtre rituel, mais il me plongeait dès le renversement de l'idole dans le sacré de l'amour même de l'idole détruite, de la distance abolie, du vide qui ne pouvait que laisser la parole le combler. Assassin bien trop prématuré, il en est toujours ainsi des crimes commis dans l'extrême enfance, on n'a pas les mots ni du remord ni de la justification. Et inhibé pour le reste de ses jours des combats, ayant accompli le pire suprême, on ne pense plus qu'à se sauver de l'absence qu'on a provoquée, de ce vide qui s'est élargi en nous-même comme une brèche dans la terre quand elle a tremblé, découvrant un gouffre sans fond, privé de lumière. Un soleil noir qui pourtant darde des rayons pubères. Je suis à jamais hanté par la peur de ce vide laissé sur le piédestal qui supportait la statue basculée de l'idole.

Ce que j'adore, c'est donc le rien. Ce rien que j'ai créé et qui me rend fou de terreur intime. Et si ce rien qui me poursuit était l'acte le plus haut, l'observation-acte qui m'a sorti des rangs des meurtriers, mais comme un criminel, comme cet anarchiste que je ne désavoue pas et qui m'horrifie autant que je m'abhorre, ce frère indigne des hautes œuvres, que je hais sans le rejeter de l'utopie, dont j'ai hérité de la culture libertaire comme d'un fardeau dont on ne peut pas se défaire, ce tueur qui a poignardé hypocritement mais sans pitié, autant que j'en était dénuée absolument dans la volonté de l'accomplissement irréversible du renversement d'un empire, Élisabeth d'Autriche que je ne peux pas m'empêcher d’apprécier parce qu'elle est la victime tellement jolie, très maternelle même reine. Je suis donc dès la prime enfance un double à la manière d'une farce, mais farce néanmoins, de Luigi Lucheni. Farce, tragique pour moi seulement.

Car si c'était un impulsion physique qui m'a poussé, je savais vraiment , avant que l'idole bascule, ce que je faisais et je savais que je voulais le faire et je savais sans user des mots, que j'étais dans la pleine lucidité de l'évidence de l'action pragmatique. Un acte philosophiquement pur, un acte dont la nature insurrectionnelle vaut tous les meurtres réels parce que éminemment symbolique de la figure du pouvoir absolu, totalitaire parce que ce pouvoir est le corps même du monde, un univers qui nous absorbe inéluctablement comme l'attraction d'un trou noir.

Le meurtre onirique de l'idole que j'ai commis en conscience, la seule fois où le contenu manifeste d'un de mes rêve se confond avec son signifiant si chargé du symbole, son évidence incorporée s'était déjà propagée aussi vite que la lumière, dans l'instantanéité même de la formulation du concept, son information était partout dans l'univers, dans la conscience même du très jeune enfant que j'étais et qui n'attendais que cela pour jouer l'acte. Et agir de la seule manière de l'accomplir totalement, de le réaliser effectivement, de lui donner sa valeur de vérité absolue, en rêvant. C'est ainsi que cette action immatérielle, qui s'est joué dans mon esprit, présente avec sa cruelle clarté innocente, tous les aspects d'une vérité aussi pure que la violence pure de l'acte, d'une nudité si voluptueuse et très vénéneuse, si parfait cet acte, si artefact, si profondément humain qu'il scintille comme un zircon, cette pierre trop parfaite, invention humaine, tellement parfaite, qu'elle parait tellement naturelle, plus naturelle que la pierre réellement naturelle dont elle s'inspire, ce diamant imparfait tellement convoité, bien plus que l'action parfaite qui produit le zircon absolument régulier. Aussi le symbole de mon acte dont la nature est indicible même si je peux le décrire, c'est ce caillou industriel et méprisé comme on méprise maintenant l'esthétique logique de la pensée générale.

C'était dans le vieux Vierzon, un jardin derrière la maison petite-bourgeoise, au vague air d'un petit parc d'Italie. Depuis la volée de marche qui dévalait de la maison jusqu'à la terre, au sommet de laquelle je me trouvais, la statue vivante de ma mère était là, tout près, à portée de la poussée de mes bras. Sans hésiter, la reconnaissant au premier regard, je bascule le corps d'albâtre dans le vide. Comme une jouissance silencieuse, un grand cri muet m'a pris, cette fois là, en ma seule joie candide d'avant l'inquiétude.

Trente ans plus tard exactement, le même cri muet me rendait fou dès l'irruption de l'angoisse aussi forte que la sensation provoquée par la mort infligée à l'idole.

Éros demi vierge.

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Brutale sans retenue, Sappho m'a giflé à la volée. Seulement de me voir
là, mat, exorbité des jeunes beautés, mais siennes, toutes, dans sa prairie enfleurie.  

Elle n'a pas supporté ce sacrilège de visionneur, cette indiscrétion païenne d'un barbare qu'une circonstance inouïe a mis en ce poste, à vue des gloires demi-vierges.

Sa colère, ce jour. Imparable crémation. Éperdu avec ardeur dans la consomption foudroyante que sa fureur a produit. L'incroyable et dangereuse lascivité qui s'ensuivait que d'être en butte à sa haine si pure. Horrifiante sensation de l'attrait fou porté à la persécutrice impitoyable. Prendre figure, mais d'une abjection qui proscrit aussitôt qu'elle identifie.

Ce désir, immédiatement répudié, enfin et à jamais, à peine a-t-il pointé, de sa finalité, l'impossibilité qu'elle s’exauce parce que bannie d'emblée de l'exprimable. Le mystère est dévoilé devant moi. On me chasse en niant à mon dire quelque sens véritable. Je parle en vain, si peu. Mes paroles des voluptés aperçues sont forcément folles, ineptes et mensongères. Et ces mots d'une indécente vanité, douceâtre comme l'odeur d'un endormi dans la plaine, pris de songes dantesques d'un enfer qui n'est bon que pour moi et mes semblables démarqués des infortunes. Chairs compromises, juste bonnes à rien de plus important que les spasmes des instincts, preuves équivoques d'une vitalité dont les manifestations suspectent un danger.

Et mon visage empreint par la trace bistre de sa main terrible et blessante, car la douleur est très vive et l'humiliation aussi du braconnier pris dans un piège qu'il méconnaissait contre l'évidence. Mais le clair et l'obscur a un paradigme tragique et banal, l'évidence aporétique de ceux qui ne sont pas bien nés.

Je me hais de la bévue machinale dont je supporte si mal les charpies d'amour sale. Car rien de propre ne m'habite. Toujours l'impression vraie, las, d'une promesse que nul, je le sais pourtant, n'a faite pour moi, n'étant que du sort, un fruit d'un coup de dé qui ne s'est pas aboli des conséquences des vies qu'il a inférées par simple probabilité, reproduisant presque à coup sûr l'espèce seulement animale quand leur conscience était très faible des responsabilités.

Le contexte ne compte pas en ces occurrences même dramatiques qui pourvoient alors à tous les excès des illusions d'un avenir pourtant enfui. La peur donc est la seule origine. Rien que ça. Pas d'autres causalités. Oui. Pas d'autres. Seulement des images vivaces et belles de si près. Trop, sans doute. La distance courte n'est pas juste. Elle exclue par le fait de ma présence impie. Car les désirs, en ce lieu très précis où les joliesses des filles se préparent en nudité, n'ont pas cours hors des férules impitoyables d'elle, la prêtresse, seul chantre des advenues avec tous les dons de la beauté de l'esprit et de l'intelligence du monde et d'elles. Car elles sont, par le simple fait de vivre là. Elles sont.

Elles s'adonnent au plaisir d'être. Tout simplement. Depuis des années, elles, sujet pluriel et singulier. Incompréhensible pour moi, cette évidence paradoxale dont elles jouissent déjà à plein. Maîtresses d'elles-mêmes en gloire. Sans effronterie, car mon regard est dérobé, scopique accidentellement, parce que je crois qu'on me voit.
Imbécile.
Mais, madame Sappho, je ne crois en rien, je vous assure, pas même en moi. Je n'ai pas de Je, même en fiction, auto-dissous à l'âge de raison. Dix secondes après la naissance de la conscience d'une singularité. Impression vitale, délétère :

      Je n'existe que par le regard que je porte à l'autre.  
      Autre, moi aussi.

Il lisait debout.

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J'avais rendez-vous avec lui. J'étais en avance d'une demi-heure quand je l'ai vu sur le balcon. Il lisait debout. Ses lunettes aux verres un peu fumés allaient du livre appuyé sur la rambarde vers le ciel de mai. Et il souriait de ce bonheur de lire, pour lui-même. Sur le moment, j'étais ravi. Puis j'ai pris peur qu'il me découvre. Je me vexais de cette bouffée de gène. Vite, j'obliquais dans une petite rue, décidé à marcher pendant toutes les minutes jusqu'à l'heure de la rencontre. Je savais quel livre il lisait à cause d'un rêve. Je le lui avait raconté. Il me parlait en italien, je peinais à répondre dans cette langue que je connaissais mal. C'était tout le rêve, des mots dont, au réveil, j'avais perdu le sens. Il a paru tellement surpris. Il me révélait sa passion pour l'Italie. Depuis toujours, il y séjournait un ou deux mois chaque année. C'était comme une affinité, lui l'italianiste avec le descendant d'aïeux immigrant, indicible, tenant d'une mentalité archaïque qui me restait encore et qu'il aurait acquis à force de familiarité avec la culture.

Il lisait donc une histoire qui se passe dans un pays où le ciel curieusement se pare des mêmes couleurs de printemps que celui de Paris. Nuance perse tendue et limpide comme l'eau d'un lac qui s'expose. De ce pays, on voit d'abord les montagnes. Si l'on vient du sud par la route côtière, elles surgissent aux confins bien avant de parvenir. On se fait alors la promesse d'un feu suspendu au milieu de la pièce chaude qui conjurera leurs froideurs. Par le Nord, on les traverse et, par un je ne sais quoi de folie de la nature, les arbres qui se tordent, les buissons qui durcissent d'épines, un éclat de soleil qui percute les rocailles, on sait qu'on y est. Et le paysage s'abaisse en collines jusqu'à découvrir la plaine qui s'incline en pente hyperbolique jusqu'à la mer. Des montagnes, une plaine qui paresse dans une semi-verdure. L'entaille est là, qui surprend le voyageur. C'est le parcours d'un fleuve qui déchire la terre, s'encombre de caillasses, déverse des eaux rapides jusqu'à la côte qu'il écartèle. Des montagnes, une plaine, l'entaille. Des montagnes au nord, la plaine, au sud la mer, l'entaille au milieu de la plaine qui fait une intime césure. La dualité hante toutes les histoires qu'on raconte de chaque bord du fleuve hirsute et capricieux.

Il lisait debout au travers de ses lunettes sombres que ce pays possède sa propre parole. Un langage né ici, qui se parle encore, qui se pense de moins en moins. Il s'émerveille, en levant les yeux vers le ciel de mai, des variations subtiles des intonations, de la richesse des expressions idiomatiques, de la couleur des jurons, de toutes ces paroles qui trahissent l'interlocuteur. Car de ses tournures de phrases, on sait de quel village, de quel rive du fleuve il provient. Ici, la liberté est une affaire de mots. Pour s'affranchir, il faut apprendre une autre langue, oublier le sabir maternel. Jargon d'église ou de justice, idiome savant, n'importe. Il faut dire autrement.

Il lisait debout sur le balcon que la terre de ce pays est belle et rousse. Elle fleurit tout au début du printemps et garde assez de verdure le reste de l'année. Parfois, elle se prend de tourments. Elle tremble si fort que l'entaille qui la fend prend des détours. Des poutres brisées, des tas de pierres, des volutes de poussière, des pleurs, des imprécations. Tout est désordre. Elle a bougé si fort. Le monde est à refaire. On recommence depuis le début avec la peur. Reconstruire et les routes et les ponts et toutes les maisons. Ainsi, le pays est toujours neuf.
Le passé est juste d'hier. On l'a enfoui avec les morts dans les cimetières dévastés. Bien des dates sur les tombes sont le seul témoignage des secousses mortelles du paysage. Qu'y avait-il avant ? On ne sait pas très bien. On n'ose pas dire, par superstition, qu'un malheur si épouvantable qui ne provient pas des hommes mais de la nature même, ne soit le châtiment implacable de fautes terribles.

En mémoire de Pier Paolo Pasolini et de sa province frioulane.

Trieste

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TRIESTE,

Le port

C'est l’une des récentes métropoles commerciales de l'Europe, et l’une des plus anciennes cités de l'Adriatique. Elle fut fondée 600 ans avant l'ère chrétienne, par une tribu de Thraces qui, forcée de fuir devant un ennemi puissant, où entraînée par un aventureux désir de migration, remonta le Danube, s'implanta dans l'Ister, et y bâtit plusieurs autres villes, entre autres Pola.

Pola n’est plus aujourd'hui qu'une espèce de bourgade sans importance, remarquable seulement par ses antiquités romaines, et Trieste fait chaque jour de nouveaux progrès. Mais que de temps elle a langui, que de luttes désastreuses elle a souffertes, avant d'en venir à prendre son vigoureux essor, avant de recueillir l'héritage maritime de Venise !

Vers l'année 189 avant Jésus-Christ , elle est prise par les Romains, qui y placent une colonie trop faible pour la défendre. Elle est successivement saccagée par les Gépides par les Goths, par les Lombards. Relevée une première fois de ses ruines par Octave Anguste, une autre fois par les Byzantins, elle est incorporée dans l'exarchat de Ravenne, conquise par Charlemagne, livrée au duc de Frioul, et enfin subjuguée par les Vénitiens. En même temps, les patriarches d'Aqnilée, les margraves d'Istrie , les ducs de Carinthie, se disputent sa possession.

Attaquée tour à tour par ses ambilieux voisins, prise et et reprise par l'un et par l'autre, et, chaque fois qu'elle succombe, condamnée à payer elle-même les frais de la guerre, la malheureuse ville, pour en finir de ces falales rivalités, se résout à s'imposer elle-même un autre maître : elle invoque l'appui de l'Empire germanique, et se donne volontairement à Charles IV, lequel la remet galamment à son frère, patriarche d'Aquilée. Les Vénitiens l’envahissent de nouveau, et de nouveau elle en appelle à l'Autriche, qui veut bien enfin Ia compter dans ses domaines et lui assurer sa protection ; mais quelle protection ! Jusqu'au règne de Maximilien , Trieste reste tributaire de Venise, et jusqu'en 1717 sa navigation reste soumise aux exactions de l'impérieuse république, Charles VI l'affranchit de ce vasselage commercial. Marie-Thérèse lui donne d'utiles institutions. De ces deux règnes date son premier élément de progrès ; des événements du siècle dernier date sa prospérité. Les autres villes de l'Adriatique, les rives de la Dalmatie, avaient été maîtrisées, asservies par Venise sous la griffe de saint Marc ; elles avaient peu à peu perdu leur ardeur primitive ; il ne leur restait de vitalité que ce qu'il plaisait au sénat des lagunes de leur en laisser dans son propre intérêt. À son tour Venise succombait sous l'épée de la France, et, par une de ces virissitudes si fréquentes dans l'histoire des peuples, dans l'histoire des villes, Trieste devait recueillir la fortune commerciale de la fière république dont elle avait longtemps, avec douleur, subi le joug.

Déjà, en 1717, Charles VI, frappé de la situation avantageuse de Trieste au bord d'un large golfe, au centre de l'adriatique, au pied des Alpes germaniques, vait pensé à créer là une grande cité maritime. Il y fit tracer des rues, il y appela les colons,il patronna une compagnie qui se proposait de construire à Trieste de splendides navires et de naviguer sur toutes les mers. En 1809, Trieste vit s'ouvrir devant elle une autre perspective, Napoléon, en prenant possession de cette ville se proposait d'en faire la capitale d'un nouveau royaume composée de l'Illyrie, de la Dalmatie auxquelles il aurait été adjointles provinces turques de la Bosnie, de l'Herzégovine et les tribus belliqueuses du Monténégro. La compagnie orientale privilégiée par Charles VI échoua dans ses entreprises. La campagne de 1812 et 1813 renversa les projets de Napoléon. À la suite de ces deux empereurs, on a vu surgir une simple société de commerce qui a mis Trieste dans sa véritable voie et lui a fait sa fortune, Nous voulons parler du Lloyd. Formé de la réunion de plusieurs compagnies d'assurances, le prudent Lloyd ne s’est point de prime abord lancé dans de colossales combinaisons comme la compagnie orientale de Charles VI. Il n’a fait que de sages essais, et à mesure que ses tentatives réussissaient, il agrandissait son cercle d'action, il s'ouvrait de nouvelles routes, Il construisait d’autres bâtiments. En 1838, il n'avait encore que dix bateaux à vapeur ; il en a maintenant cinquante qui parcourent régulièrement l’Adriatique, la Méditerranée. Il a pris entre ses mains la direction d'une immense navigation depuis le Danube jusqu'à la mer Noire, depuis le Pô et l’Adige jusqu'aux rives du Nil.

Comme le gouvernement d'un état, il se divise en plusieurs départements. Le premier continue le travail des assurances qui fut la base de cette corporation. Le second est chargé du service des bateaux à vapeur. C'est le département de la marine, Il a ses constructions, ses arsenaux, ses officiers et ses matelots, règle le mouvement des anciennes lignes et en organise de nouvelles.

Le troisième représente dans cette association le ministère de l'instruction publique et celui des affaires étrangères. Il a aux différents points des agents à sa solde qui lui transmettent les nouvelles politiques, commerciales, industrielles, qui peuvent d'une façon où de l’autre avoir quelque influence à la bourse, et ces nouvelles, qui lui appartiennent, la corporation de Lloyd les fait chaque jour libéralement afficher dans un salon de lecture. Elle a de plus fondé une imprimerie et un atelier de gravure. Elle écrit deux grands journaux quotidiens, une feuille hebdomadaire, et deux recueils mensuels, l'un en italien, l'autre en allemand, dans le genre du Magasin pittoresque. Pour attirer à elle les écrivains des deux nations, chaque année elle met au concours quelque œuvre littéraire, et insère dans ses recueils celle qui a remporté le prix.

L'activité de cette intelligente corporation, dont M. de Bruck a été pendant plusieurs années le directeur, a donné l'impulsion aux autres négociants de Trieste, et, dans les dernières années, cette ville a pris une place notable entre les grandes places commerciales de l'Europe.

Au temps de Charles VI, elle ne renfermait pas plus de 5000 habitants. En y comprenant la population rurale, qui lui appartient par son voisinage immédiat, elle en compte aujourd'hui plus de 80 000. Les franchises de son port y aménent les denrées, les bâtiments de toute les nations, et quand le chemin de fer qui doit la relier à Vienne, le difficile chemin de fer qui traverse les rocs du Semmering, sera complétement achevé, Trieste deviendra un point de jonction, et de premier ordre, entre l'Allemagne, le Levant et l'Italie.

Comme toutes les villes qui ont eu ä redouter les invasions des barbares et à soutenir les luttes orageuses du Moyen-Âge, l'ancienne cité de Trieste fut d'abord étagée sur une colline. Là s'élève, aujourd’hui, sa forteresse, construite au commencement du seizième siècle; là s'élève encore sa vieille cathédrale de Saint-Just, remarquable par son style austère. Peu à peu, avec les progrès du temps, avec la sécurité que lui donnait un autre régime social, la population triestaine est descendue de ses hauteurs primitives dans le bassin qui s'ouvre entre les coteaux de Saint-Michel et les escarpements du Gant. Là s'étale à présent la nouvelle ville, une grande ville magnifiquement bâtie, des rues tout entières pavées en larges dalles, comme nos plus beaux trottoirs avant l'invention de l'asphalte ; des églises ouvertes librement aux cultes catholique, protestant, grec, arménien, hébraïque ; des édifices gigantesques, entre autres la Bourse, le Tergesteinn, où sont les bureaux du Lloyd, le palais du gouverneur et l'hôtel national.

En général, les lettres ne fleurissent guère sur le terrain des cités industrielles, et sous ce rapport Trieste ne mérite point l'honneur d'une. exception. L'imprimerie fut introduite dans cette ville en 1624. Elle n'y a, que nous sachions, pas produit depuis une œuvre essentielle, et les meilleures publications de Trieste sont celles qui ont été récemment faites par les ateliers du Lloyd.

Cependant il existe là, outre le vaste cercle du Tergesteinn, pour lequel chaque négociant paye une contribution annuelle, une douzaine de cercles particuliers où, à l’aide d'une simple recommandation, l'étranger est admis gratuitement avec la plus gracieuse urbanité, où l'on reçoit les meilleures revues, les principaux journaux du monde entier, où l'on trouve aussi une collection naissante de bons livres.

Trieste possède enfin une bibliothèque publique ouverte chaque jour, enrichie de plusieurs raretés par un homme qui, au milieu de ses industrieux concitoyens, consacra sa vie, sa fortune à la culture des lettres et des sciences. C'était M. le docteur Rosetti, dont le nom dans ectte ville est justement honoré, Il a érigé sur la place de la cathédrale un monument à Winckelmann, le célèbre archéologue, qui fut assassiné à Trieste par un italien ; il a formé autour de ce monument un Musée d'antiquités. Il s’appliqua, dans le cours de sa vie, à recueillir tout ce qui avait rapport au pape Æneas Silvius, qui fut pendant quelques années évêque de Trieste. Il forma la plus parfaite collection qui existe des poésies de Pétrarque et de ses traductions (730 ouvrages), et en mourant ces précieuses collections à la bibliothèque

Ceux qui aiment à étudier, dans le cours d'un voyage, les monuments de l'antiquité où la poétique architecture du moyen âge, éprouveront une des douces jouissances de leur esprit sur plusieurs points de l'Adriatique. À Raguse, ils aimeront à voir l'imposant Corso se terminant à l’ancienne résidence des ducs de celte ville, qui fut une si noble république ; à Spalato, les proportions étonnantes , les arceaux et les colonnes gigantesques du palais de Dioclé- tien; à Zara, les petites rues illustrées par des combats héroïques; à Pola, les grandioses contours de l'amphithéâtre romain, le plus beau qui existe; à Venise, l'indicible féerie de la place Saint-Marc, la cathédrale, des palais, des canaux , les plus belles toiles du Tintoret et du Titien, les plus délicieuses fantaisies de l'architecte, du sculpteur , du mosaïste. À Trieste, il ne faut point s'attendre à de tels enchantements ; Trieste est la cité commerciale, imdustrielle, positive, au milieu de ces villes illustrées par la poésie de l’art et la poésie des traditions; Trieste est le comptoir au milieu de ces traditions. Riante est sa fortune; riantes aussi la plupart de ses constructions à part sa cathédrale de Saint-Just, qui s'élève sur sa colline comme un monument de sa primitive histoire, ses édifices publics ont été nouvellement bâtis, et sont plus remarquables par la largeur de leurs dimensions que par l'élégance de leur structure.

Près du môle que les Triestains doivent à l'intelligente sollicitude de Marie-Thérèse, s'élève l'immense bâtiment quadrangulaire auquel on a donné le nom antique de Trieste : Tergesteum , et qui est en grande partie occupé par les bureaux et les salles de lecture du Loyd. Prés de là, sur les contours d'une place irrégulière, est le théâtre construit par Selva, l'architecte de la Fenice de Venise, décoré à l'extérieur par Matthieu Pertseh. Il est d'un aspect assez riant, et peut contenir 1300 personnes. Dans le même quartier est le palais du gouverneur, qui ressemble à une caserne, et la Bourse, construite en 1802, dans le style dorique, ornée au dehors de colonnes corinthiennes, de statues en marbre, et à l'intérieur de quelques fresques de Bisson, représentant des épisodes de l’histoire de Trieste. Sur cette place est une colonne en marbre, au haut de laquelle est posée une statue d'un empereur revêtu du manteau d’apparat, portant entre ses mains le sceptre et le globe. C'est la statue de Léopold fe, qui était d'une nature si peu belliqueuse et qui eut à soutenir tant de guerres, de ce descendant de Charles-Quint qui fuyait, en 1683, devant les Turcs, mais qui trouva pour défendre ses Etats un Montecuculli, un Sobieski, un prince Eugène. En 1660, Léopold vint faire une visite au comte de Duino, qui avait épousé une Gonzague, alliée à la famille impériale et par la même occasion entra à Trieste. La mémoire de ce mémorable événement fit tailler cette colonne et modeler celte statue.

Sur la place qu'on appelle la piazza Maggiore (la Grande place), non moins irrégulière que celle de la Bourse, mais très-animée par le petit commerce, est une autre statue en marbre, à laquelle se rattache une juste pensée de reconnaissance : c’est celle de Charles VI, qui, des cimes du Karst, descendit aussi à Trieste en 1728, non point pour y faire une vaine parade, mais pour voir par ses propres yeux où en étaient les utiles travaux qu'il avait ordonnés, et pour y fixer son souvenir par plusieurs nobles institutions.

Les Triestains ont l'amour des vastes édifices ; on dirait qu'ils les bâtissent comme des caravansérails pour y recevoir tous les voyageurs, et comme des docks pour y faire entrer toutes les denrées que leurs navires déposent chaque jour sur leurs quais. L'hôtel national, situé en face du port, est l'un de ces gigantesques hôtels dont il faut aller chercher le modèle sur le Bradway de New-York. Un négociant vient de se construire, au bord du grand canal, une maison dont un souverain ferait aisément son palais.

De ces masses colossales de pierres qui n’accusent qu'une énorme émission de florins , plus d’un touriste tournera, avec une rêveuse pensée, ses regards vers quelques-uns de ces pavillons d'été étagés sur les collines, ombragés par des rameaux de vignes; leur porte s'ouvre sur un jardin dont un rapide hiver ternit à peine la verdure, et, de la terrasse qui les entoure, on a devant soi, à toute heure, aux premiers rayons de l'aube, à l'ardente clarté du jour, aux lueurs mélancoliques du soir, le spectacle de la mer dans son incessante variété d'ombre et de lumière, dans son placide sommeil et ses palpitations, dans son sourire et ses orages, dans son charme infini que connaissent ceux-là seulement qu'elle a longtemps bercés sur son sein où entraînés dans ses tempêtes.

Article paru dans Le Magasin Pittoresque en 1854. Auteur inconnu.
L'article traduit en italien